jeudi 3 décembre 2015



 Gnossienne n°1



C’est bien calme cette après midi, dans la grande rue de Sens. René n’a vendu que trois crêpes et une gauffre. Il s’ennuie. Il aimerait bien que la marchande de chaussures de la boutique d’en face viennent plus tôt aujourd’hui. Elle vient tous les jours à seize heure précise  et commande une crêpe Nutella. Elle est un peu forte, toujours tirée à quatre épingles, arborant une magnifique mise en plis d’un blond pas très naturel. Elle s’appelle Jacqueline. Ce qui plait le plus à René, c’est qu’elle lui parle. Tandis qu’il prépare la crêpe, elle lui parle des derniers livres qu’elle a lus, de musique ou de peinture. Elle parle et ça lui fait du bien à René.
 Il a oublié depuis quand sa femme a cessé de parler. Dépression chronique a dit le médecin.
Il est quinze heures quarante cinq. Dans un quart d’heure Jacqueline viendra chercher sa crêpe. Quelle sera la couleur de son manteau aujourd’hui? hier il était bleu.
Et hier, elle lui a parlé d’Erik Satie, un compositeur, et d’un morceau, la Gnossienne n°1. Il n’avait jamais entendu ce mot. Alors le soir, une fois sa femme endormie, il a cherché sur internet. C’est bien internet, on vous parle d’un truc qu’on connait pas et  il suffit d’appuyer sur les boutons pour tout savoir. René s’est mis à l’ordinateur quand sa femme a commencé à sombrer. Pas facile au début, mais maintenant il sait bien s’en servir. On peut même écouter la musique. Alors, Gnossienne n°1, il a trouvé et il a écouté. Cent fois. Jamais il n’avait entendu ça. C’était comme s’il survolait au ralenti les paysages de son enfance, comme s’il tenait son coeur dans sa main. Les images défilaient et le coeur gonflait, jusqu’à s’échapper aussi léger qu’un ballon gonflé à l’hélium.
Il y a longtemps qu’il n’avait pas aussi bien dormi cette nuit là.
Il est quinze heure cinquante cinq. Plus que cinq minutes. Il va falloir qu’il dise à Jacqueline comment c’était, la Gnossienne n°1. La crêpe sera plus longue à préparer.
Une minute. Jacqueline vient d’enfiler son manteau. Son manteau jaune. C’est jeudi. C’est l’heure de sa crêpe, son petit bonheur du jour. Il faudra bien qu’un jour elle dise a René combien ses crêpes sont bonnes…

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