lundi 5 décembre 2016


À la piscine

 
                                                                
                                                                (Dieppe, 1 décembre)
         
 Le soir tombe, le froid est vif, l’eau est chaude. Nadine s’étire autant qu’elle peut dans sa nage. La main va chercher loin devant, les pieds tendus  battent rapidement, le dos s’allonge, tous les trois temps la tête se tourne pour prendre l’air. Quand le bras sort de l’eau, elle sent la fraicheur. Elle garde le regard sur la ligne de fond pour ne pas dévier de sa trajectoire. Elle compte les longueurs. Elle s’en impose cinquante, chaque jeudi. Ce soir elle a une ligne d’eau pour elle toute seule. C’est mieux. Nadine nage vite et déteste être dans le sillage d’un autre nageur, d’autant plus s’il laisse derrière lui des effluves de parfum ou d’eau de toilette. Elle ne s’arrête pas. En bout de bassin elle fait  un demi tour rapide et se propulse en prenant appui sur le bord  avec ses pieds. À cet instant, pendant quelques secondes, elle cesse tout mouvement, et le corps tendu au maximum fend l’eau, puis le geste reprend, métronomique. Parfois des pensées la traversent et elle perd le compte . À la dix neuvième longueur elle s’est souvenue de l’affiche des messageries maritimes encadrée dans le bureau de son père, il y avait écrit en lettres rouges: LEVANT.EXTRÈME ORIENT AUSTRALASIE MADAGASCAR. Où en était-elle, vingt, vingt et un? quand elle hésite, elle opte pour le plus petit chiffre, ainsi si elle se trompe elle en aura fait plus et non moins. Elle a le goût de l’effort.
Mais à la vingt cinquième longueur, c’est une pensée plus tenace qui s’accroche tel un rémora, le visage défait de l’employée qu’elle a du licencier cet après midi pour faute grave. Elle a tardé, mais c’était inévitable, on ne pouvait pas mettre en danger l’entreprise, une blanchisserie industrielle. Son père aurait été fier de son attitude, c’est sûr.
Elle ne sait plus où elle en est. Les lunettes commencent à s’embuer et faire pression autour de ses yeux. Elle n’a plus d’énergie. Combien de longueurs, quarante, quarante cinq, combien d’employés quatre vingt trois jusqu’à ce matin. Peut-on échapper à ses origines?  Elle aurait pu ne pas… Elle aurait pu…. Et soudain elle accélère, change de rythme, une respiration tous les quatre temps, laisse le rémora au fond de la piscine, nage sans compter jusqu’a ce qu’elle sente son cœur s’emballer et sa tête se vider…
                                                                                                 

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