Le Château
Le château était au bout du village, au bout de la route. Oh, bien plus modeste que celui ci, tout au plus une grosse bâtisse avec sa ferme accolée. Mais sur la carte, il était écrit château.
Elle, Odette, habitait une petite ferme en bas du village; et toute sa vie elle avait rêvé d’y entrer, imaginant de somptueux décors.
Lui, Pierre, était le fils des châtelains comme disaient les enfants du village, qu’il ne fréquentait pas; il jouait avec ses soeurs, ou, solitaire faisait rouler ses petites voitures entre les racines qui affleuraient aux pieds des grands arbres.
Sa famille ne vivait pas là, ils n’y venaient que l’été; La maison était sans le confort moderne, rien n’avait été modifié depuis un siècle, si ce n’est un robinet d’eau froide à chaque étage.
Chaque soir il allait chercher le lait chez Joseph le fermier d’à coté. Il observait tout très attentivement. Alice, la femme de Joseph versait lentement le lait frais avec un entonnoir dans le pot de fer blanc, tandis qu’une bande de chats, tous roux, attendaient leur part devant la porte ouverte.
Joseph était assis. Il venait de traire, sa journée était terminée. Celle d’Alice non, il fallait filtrer et verser le lait, puis faire le repas et servir Joseph. Elle ne s’asseyait jamais.
La pièce était sombre, imprégnée de suie. Une grande table, encombrée, au centre, devant la large cheminée, quatre chaises paillées, et à droite de la cheminée une vieille cuisinière à gaz et l’évier en pierre. Il y avait une seule fenêtre et en face à l’autre bout de la pièce une ouverture noire d’où montait un escalier.
le jeune garçon était fasciné par cet escalier. C’était en haut que les paysans dormaient, comment vivaient-ils, eux? Jamais il n’aurait osé demander à Joseph l’autorisation de monter.
Les années passèrent. Pierre grandit hors des sentiers battus, refusant ce qu’on voulait lui imposer, mu par la nécessité de rompre avec son milieu.
Il revenait au château quand sa famille n’y était pas. Une belle complicité s’était installée avec Joseph qui n’avait pas eu d’enfant. Joseph l’appelait toujours Monsieur Pierre, mais ne se privait pas d’une bonne tape dans le dos et de plaisanteries grivoises.
Un hiver, on avait tué le cochon chez Joseph. Tout le village était là. Moyenne d’âge, cinquante cinq ans, pas un seul enfant. Pierre était là avec sa compagne. C’étaient les plus jeunes de l’assemblée. Odette aussi était là, toute menue, ratatinée par les années.
les femmes avaient fait le boudin, on avait bu et mangé jusqu’au soir et on avait chanté. Ce serait sans doute l’une des dernières fois que l’on tuerait le cochon à la ferme.
Pierre se sentait bien. Il regardait l’escalier en souriant.
Au moment de se quitter, Odette s’est approchée de Pierre et d’une voix fluette lui a demandé: « J’y suis jamais entrée au château, j’aimerais bien y voir dedans… » La voix était timide, mais les r roulaient et les yeux brillaient.
Alors Pierre et sa compagne ont emmené Odette avec eux, lui ont fait visiter le château pièce par par pièce. Odette dévorait tout des yeux, sans voir le papier ancien qui se décollait des murs, les taches brunes aux plafonds et les trous de ver dans le bois des meubles, des planchers et des escaliers. C’était un palais comme ça l’était toujours pour Pierre, depuis sa plus tendre enfance.
Dans un couloir, il y avait une méridienne aux ressorts défoncés, recouverte d’un tissu vert passé et usé jusqu’à la corde, et le bois mangé par les vers. Odette s’est assise, délicatement, les deux mains bien à plat sur le petit canapé et a dit avec ravissement: « Hé bé, y a de beaux meubles… »