Le Four
( D27, Eure, 24 novembre)
Jack a quitté les arènes de Pontonx en costume de scène. Un costume de cérémonie blanc acheté à bas pris dans une boutique de Barbès, retouché à la colle, et des pompes à six balles blanches et noires imitation croco. C’était un joli contrat, il aurait de quoi tenir deux semaines. Animer le traditionnel repas des anciens, c’était dans ses cordes, quelques blagues, trois chansons et beaucoup de séduction. Il avait toujours plu aux vieilles dames; enfant, il les embobinait déjà pour quelques friandises.
Mais quand il est entré dans les arènes, il a eu un drôle de pressentiment en voyant cette plaque à la mémoire du sauteur Henri Duplat mort le 4 septembre 1972. La date de sa naissance, merde!
Il avait pas trop mal commencé en annonçant les convives avec des noms et des titres tous aussi fantaisistes les uns que les autres, ça rigolait un peu. Puis il a présenté l’entrée, un velouté de langoustine, par un hommage à la Demoiselle et aux petits croutons gonflés de joie. Les anciens ont applaudi et se sont jetés sur la soupe. Et là, silence. Le bruit des bouches et des cuillères sur les assiettes, quelques regards vers cet homme en blanc qui tente trois pas de danse entre les tables, les serveurs qui semblent glisser sur des patins, l’odeur du velouté de crustacé… Merde, ça aussi c’était un signe, Jack est allergique à la crevette et tout ce qui appartient à la même famille, dont bien sûr la langoustine qui n’est pas une petite langouste mais une cousine du homard. Silence. Pas un seul jeu de mot ne lui vient. Il fredonne « Sur la plage abandonnée, coquillages et crustacés… », mais il a oublié la suite des paroles. Alors il raconte une histoire que lui a raconté Rachid l’année dernière au noël de la maison de retraite de Colombes, une histoire de Nasr Eddin Hodja. Personne ne rit. A-t-il loupé la chute? il la répète. Silence. Ses chaussures lui font mal aux pieds. Il lance sa bande son pour chanter « Trois petites Notes de Musiques », mais il loupe le début et court après le tempo. Il a très chaud.
Et tout à l’avenant. Soirée désastreuse. Au bout du rouleau, il a même essayé la blague de la pipe pingouin, une blague mimée, où le conteur fini le pantalon aux chevilles en se dandinant comme un pingouin. Rien, pas un rire, rien absolument rien.
Alors il a fui. Sans demander son reste. Il a roulé toute la nuit, répétant ses blagues pour comprendre ce qui avait foiré, chantant cinquante fois de suite ses chansons jusqu’à être sûr du tempo et de la justesse.
Au matin il était à Poitier, le soir en normandie sur la D27.
Il vient de s’arrêter pour faire le plein de sa vieille Mercedes achetée d’occase à un violoniste qui venait de perdre un bras.
Il est là, le pistolet de la pompe à la main, et ferme les yeux, le temps que le réservoir se remplisse. Il n’en peux plus, ce sont quelques secondes de sommeil grapillées sur la route. Le réservoir est plein, il rouvre les yeux, regarde l'enseigne lumineuse, les nuages rouges, raccroche le pistolet et va payer. Dans la boutique il y a une grande brune qui a l’air de s’ennuyer ferme derrière le comptoir. Il lui lance: « Je suis un Élan de Sibérie qui a perdu le nord ».
Elle se marre…
(Pontonx-sur-L'Adour, Landes, 18 novembre)