Les Poissons
Il y a là haut un homme qui collectionne les poissons. Rien de plus reposant que de les regarder tourner dans le grand aquarium après une journée de labeur. En ce moment il y a une colonie de Barbus Cerises, ou Puntius Titteya, un petit poisson d’un rouge intense, un poisson joueur et pacifique.
Quand il rentre, sans s’être déchaussé ni avoir ôté son manteau, Martin s’assoit dans le fauteuil face à l’aquarium, et dans le silence, il se remémore les faits marquants de sa journée tandis que nagent les Barbus.
Ce matin, en partant travailler à pied sous la pluie, un sac en plastique porté par le vent est venu se plaquer sur son visage, le rendant soudain très vulnérable. Plus tard - Martin est caissier au Crédit Municipal de Paris - une femme est venue déposer en gage une flûte façonnée dans un os sans doute très ancien. Martin, incapable d’en évaluer le prix, dut consulter ses collègues et ne put répondre à cette dame qu’après une interminable discussion sur l'origine de l’objet. Certains parlaient d’un os de girafe du Botswana, d’autres d’un tibia humain Viking, ou encore d’une flûte rituelle Wayana en os de cochon bois… personne n’était d’accord. Alors Martin proposa un prix en fonction de l’attachement que semblait porter la femme à l’instrument qu’elle tenait de son père, célèbre explorateur. Ce mode d’évaluation était contraire au code déontologique des caissiers du Crédit Municipal, mais depuis que Martin s’occupait de poissons, il lui arrivait de se laisser aller.
Enfin, à son retour, la voisine d’en face qui marchait tête baissée dans la tempête faillit l’éborgner avec son parapluie. Elle s’est excusée, c’était la première fois qu’elle lui parlait.
Certains jours, quand il ne s’est rien passé d’extraordinaire, Martin laisse la danse des poissons envahir son esprit.
Quoiqu’il en soit, une fois sûr de n’avoir rien oublié de ce qui était digne d’être retenu du jour passé, il reste un moment immobile, et abandonne ses pensées au fond de l’aquarium. Puis il ôte lentement son pardessus et ses chaussures et vaque à ses activités ménagères, repassage, cuisine, époussetage, rangement, balayage, nourrissage des poissons, allant et venant dans le petit appartement avec la grâce d’un Titteya.
Au même moment, de l’autre coté de la rue, Martine, fume sa cigarette du soir, accoudée à la rambarde de sa fenêtre. Elle fume et observe Martin qui va et vient.
Elle a remarqué que depuis quelques temps, il évoluait plus lentement, de façon plus fluide, de plus en plus hypnotique. Martin danse, et Martine le regarde, et à son tour Martine se remémore les évènements de la journée.
Aujourd’hui elle a croisé un hérisson le museau coincé dans un pot de yaourt et l’a tiré d’affaire. Plus tard - Martine est vendeuse dans une boutique de chaussures - un homme âgé aux allures de baroudeur qui essayait une paire de Paraboots lui a raconté avoir perdu ses trois orteils au cours de recherches archéologiques dans le grand nord. Enfin, elle a manqué planter une baleine de parapluie dans l’œil de son voisin d’en face. Elle s’est confondue en excuses, il ne s’est pas fâché, c’était la première fois qu’ils se parlaient….
Martine aspire une dernière bouffée de sa cigarette, abandonne ses pensées aux volutes de fumée, referme la fenêtre, écrase son mégot dans un petit cendrier en étain en forme de cœur, et va préparer son diner, se déplaçant au rythme d’un Barbus Cerise…
(Vaucresson, 21 mai 2016)