Le cow-boy du verglas
(Lusignan-Petit, Lot-et-Garonne)
Je repars. Il me faut deux heures pour faire vingt kilomètres, partout des voitures en travers, dans le fossé. Avec les chaînes je passe. J’arrive dans l’école où je dois faire le spectacle ce matin. La directrice n’est pas encore là. Je monte mon décor, je dois jouer dans un quart d’heure. la directrice arrive, m’annonce qu’il va falloir annuler, il n’y a qu’une quinzaine d’enfants, impossible de circuler ce matin. Je remballe. Je dois maintenant rouler jusqu’à Villeneuve-sur-Lot où je joue demain matin. 230 km. Il me faudra six heures. Les autoroutes sont fermées, partout les camions sont bloqués, il faut parfois se faufiler pour passer, chaque côte est une victoire, je me dis que cinq minutes plus tard je ne passais pas. Plusieurs fois je descends pour aider à pousser les voitures bloquées. Dans un virage un couple de petits vieux est parti dans le fossé, rien de grave, mais ils sont tellement paniqués qu’il n’arrivent pas à ouvrir leur portière. Partout des camions, des camions, ils ont des cadences à respecter, tentent de forcer le passage et restent coincés. Certains chauffeurs prennent leur mal en patience, d’autre non. J’ai parfois l’impression d’avoir un petit aperçu du jour où le monde fera un AVC ou un infarctus. Les vaisseaux pètent, ça ne circule plus, on bégaye, on ne tient plus debout. À cet instant un chauffeur descend de son camion, glisse sur le verglas et s’étale de tout son long en jurant. Je roule coûte que coûte, je suis le cow-boy du verglas, l’aventurier des grands froids. Voilà une semaine qu’on nous dit qu’il va faire froid. Rien qu’en écoutant la radio, t’as déjà froid. Et j’entends maintenant qu’au pôle Nord la température est de trente degré au dessus des normales de saison. Ca glisse mon bon monsieur, ça dérape, faut lever le pied. Ce matin j’ai vu un homme en ski de fond dans les rues d’Anglet, et là sur les routes enneigées des landes je vois des hommes balayer devant les roues de poids lourds comme les joueurs de Curling.
A quarante kilomètres d’Agen, les routes sont enfin dégagées, mes épaules se détendent. J’ai éteint la radio, je n’en peux plus des infos en boucle.
J’arrive à Lusignan-Petit où j’ai réservé une chambre d’hôtes. Quand je vois la chambre j’éclate de rire. Il y a même un faux feu. Je vais être bien là. Je vais reprendre la lecture du livre de Pete Fromm, Indian Creek, où il raconte son premier hiver en solitaire au coeur des rocheuses.