Ce dont les morts ont besoin
(Régina, Guyane, 22 mars)
Vendredi dernier je jouais à Régina. Arrivé en avance comme souvent, je suis allé visiter le cimetière du village, juste en face de l’école. J’aime les cimetières, tant d’histoires y sommeillent.
Devant cette tombe de guingois carrelée de blanc et noir, je pensais à un joueur d’échec ou de dames n’ayant rien fait d’autre dans sa vie que de jouer, incapable de marcher droit, titubant jusque dans la mort.
Une femme est entrée dans le cimetière, de long cheveux gris, la peau tannée par le soleil, un tatouage coloré sur un bras. Elle portait une touque et un parapluie. Elle s’est arrêtée près d’une tombe de terre. Elle a posé sa touque, elle a ôté une fleur fanée plantée dans la terre fraîche, elle s’est assise sur le bidon, elle a ouvert le parapluie pour se protéger du soleil, elle a allumé une cigarette et décapsulé une bouteille de bière, puis elle a parlé au défunt, tranquillement, buvant à petite gorgées, aspirant quelques bouffées de tabac.
Je voyais bouger ses lèvres, je ne l’entendais pas, je l’observais discrètement, marchant silencieusement entre les tombes. Il n’était bien sûr pas question de la photographier, ni de de la déranger. Cette femme me bouleversait, elle semblait tellement paisible, elle parlait à une présence évidente. Je me disais que ce mort avait la chance d’avoir été aimé si fort que jamais la conversation ne s'arrêterait. Tant d’autres autour semblaient avoir été abandonnés. Nous ignorons ce dont les morts ont besoin, peut-être n’ont-ils plus besoin de rien, peut-être pas, peut-être ont-il seulement besoin que jamais ne cesse cet échange, ce flux qui circule d’un monde à l’autre.
Je me suis assis à l’ombre sur un banc à l’entrée du cimetière, j’ai sorti un petit carnet et j'ai commencé à écrire cette scène.
La femme a planté la bouteille par le goulot dans la terre. Je ne l’ai pas vu faire, je ne sais pas si la bouteille était vide ou à moitié pleine, j’ai seulement vu les bouteilles renversées, et le regard plein de celle qui venait de boire un verre avec son compagnon.
Elle a replié son parapluie, s’est levée, a repris son bidon et s’en est allée. Elle m’avait vu, bien sûr, elle avait senti que je l’observais. En passant devant le banc où j’étais assis, elle me dit: "Vous visitez les cimetières?" Et nous avons parlé, je lui ai dit mon émotion, je lui ai raconté pourquoi j’étais là aujourd’hui à Régina. Elle m’a alors parlé du défunt, son compagnon, disparu il y a deux mois, un poète, connu ici en Guyane, Dgé Oussour, un écrivain et voyageur qui s’était arrêté ici, "pris" par le pays, ils vivaient dans la forêt loin de tout depuis trente-cinq ans. Nous avons parlé de mémoire, d’attention, et d’écriture, nous avons parlé du village, de Narcisse et de Christophe, que j’ai rencontrés quelques années plutôt, elle m’a donné le numéro de téléphone d’un ami susceptible de me guider en forêt, je lui ai parlé de ces histoires que j’écris chaque jour.
Puis nous nous sommes quittés, j’avais une autre histoire a raconter aux enfants de Régina, on m’attendait à l’école.
J’ignore le prénom de cette femme, mais le soir j’ai repris la route empli de cette rencontre.