Curieuse journée
(Abbaye d’Orval, Belgique, 9 novembre)
Curieuse journée.
Commémoration des attentats de 2015. Les balles dans la chair, les os brisés, la stupéfaction, le silence du lendemain. Quatre ans, c’est trop proche. La semaine dernière j’écoutais à la radio une émission qui reconstituait les évènements, témoignages, bruits de balles, témoignages, bruits de balles, reconstitution bouleversante, trop réaliste. Les larmes aux yeux je me demandais comment quelqu’un qui avait survécu à deux pas de la mort sous un amas de corps pouvait entendre cela.
Aujourd’hui ma mémoire s’attardera ailleurs, je ne le choisis pas, c’est comme ça.
Mort de Raymond Poulidor. Un nom qui immédiatement m’évoque la cour de récréation de l’école de mon enfance, le bitume rouge brun, granuleux, sur le lequel nous courions dans tous les sens, le bac à sable où nous nous mesurions au saut en hauteur et au saut en longueur, les culottes courtes, les poches pleines de billes ou de marrons. Poulidor, Poupou, un héros pour une enfance, un héros qui n’a jamais gagné. Cela serait-il possible maintenant, à l’heure où la pression est telle que le mot burn-out circule partout, dès le collège, puis dans tous les métiers.
Encore une urgence à dire non. Il y a tant de beauté dans l’or des feuilles et la nonchalance du lierre jeté pardessus les pierres.
Curieuse journée.
Je répète un spectacle pour les enfants, reprise d’une pièce pour un acteur et des marionnettes jouée il y a 25 ans. Une histoire d’amour et d’écologie, un jeune pêcheur amoureux d’une ondine désespérée par la saleté de sa rivière. La mémoire fait son travail, les gestes reviennent, de très loin.
En venant au théâtre, dans les transports en commun, je lis Jours Barbares de William Finnegan, passionnant roman autobiographique d’un reporter de guerre pour qui le surf fut une part essentielle de sa vie, dès l’âge de dix ans. Je me souviens comment à dix ans je portais sur la tête l’énorme planche de surf de mon oncle, une planche blanche qui devait bien mesurer 2m 80,
je me souviens de mes premières vagues dans l’embouchure de la Bidassoa, je me souviens des premières frayeurs, la mémoire est joyeuse.
Curieuse journée où la mémoire se ballade entre ombre et lumière, entre ruines et naissances.
Jamais je n’ai cessé de jouer depuis ma plus tendre enfance, jusqu’à en faire profession.
Je ne trouve pas d’autre image pour cette journée que celle-ci, prise à Orval il y a cinq jours. Une image romantique, où les pierres et les arbres semblent réconciliés. Là, nous y créerons en juillet prochain un spectacle qui contera la formidable histoire de ces pierres et de ce pays. Ce sera un nouveau terrain de jeu, sur une terre où le sang a coulé, sur une terre où des hommes ont donné leur vie à la paix.
À droite, sur les pierres il y a ces traces rouges. Non, pas de sang, de la joie encore. Le souvenir du théâtre où je fis mes premiers pas sur scène il y a quarante deux ans, le théâtre où je rencontrai celle qui est toujours à mes côtés, le théâtre où je côtoyais l’un des plus grands metteur en scène, Peter Brook, le théâtre des Bouffes du Nord à Paris.
Et la mémoire s’emballe, Surf,Théâtre, Amour, Guerre. Je me souviens comment adolescent épris de liberté j’écrivais ces mots d’un geste rageur en marge de mes cahiers de cours. Je crois que je n'ai pas changé.
Curieuse journée, somme toute bien remplie.