La naissance du monde
(Feuille d’hortensia, Aubazines, 19 novembre, 17h)
C’est l’histoire du début, de la naissance du monde, qui est inscrite en braille sur le dessous d’une feuille, jusque dans les morsures et les brisures.
La Dame blanche
(Autoire, Lot, 7 novembre, 11h 30, 11h 35, 11h 50)
Ils avaient marché jusqu’au fond du vallon, où le sentier se heurte à la falaise, où l’eau du Causse se jette joyeusement dans le vide, où la pierre est glissante, où le soleil se fait attendre.
Au pied de la cascade, le Vieux avait trempé ses mains dans l’eau froide, puis s’était aspergé le visage en fermant les yeux. Arthur l’avait vu sourire, un sourire contagieux, un sourire comme un souvenir, un souvenir du temps où on ne sait rien.
Alors le Vieux avait dit:
J’écoute la Dame blanche, celle qui recueille les histoires des hauts plateaux et les répand dans la vallée, celle qui enfante, arcboutée au rocher, celle qui nous nourrit et nous rafraîchit.
Elle me parle d’un temps où elle était capable d’écarter les montagnes, de creuser la route jusqu’à la mer, d’un temps où les êtres humains n’étaient pas encore là.
Elle est arrivée, silencieuse comme un nuage, à grandes enjambées sur une terre où il n’y avait que des pierres. Son ventre était énorme et ses jambes interminables.
Il y avait là sur un caillou une grenouille desséchée, une grenouille cramoisie qui paraissait aussi plate qu’un manuscrit, une grenouille à l’agonie qui ne trouvait plus ses mots.
Zut…zut…soif….murmurait le batracien.
La Dame blanche l’a prise dans ses mains et a posé ses lèvres sur sa bouche. Un long et tendre baiser. La grenouille s’est regonflée, et s’en est allée à grands bonds sur les pierres sèches.
La Dame blanche a regardé autour d’elle ce paysage désolé, dont la seule pointe de joie était la tache verte qui bondissait de pierre en pierre.
Elle décida de faire son lit de ce pays. Elle creusa un large trou dans le sol et mit au monde des arbres, des bêtes et des hommes qu’elle se promit d’allaiter tant qu’elle en aurait la force.
C’est elle, Arthur, qui se dresse devant toi.
Alors Arthur a plongé ses mains dans l’eau, s’est aspergé le visage en fermant les yeux, et le Vieux l’a vu sourire, un sourire contagieux, un sourire comme un souvenir, un souvenir d’un temps où on sait beaucoup, beaucoup de choses.
Il y a des jours
(Aubazines, 8h 15)
Il y a des jours où le réveil fait plus de bruit.
Pourtant, c’est toujours la même sonnerie, des cloches, et le même volume, ni trop faible, ni trop fort.
Ce matin les cloches sont fêlées. Ça cogne aux oreilles de Lucie. Elle doit faire un effort pour s’extirper du lit, s’habiller, et réveiller les enfants qui dorment comme des bien heureux.
Il y a des jours où cette insouciance l’horripile, alors elle glisse ses sentiments sous le tapis.
C’est ce qu’il faut faire, ce qu’on lui a appris quand ça va pas.
Il y a des jours où il n’y a plus de place sous le tapis, alors on trébuche, on vacille, on se rattrape aux branches, et on tient encore debout, mais on ne sait plus pourquoi.
Les enfants se réveillent, se chamaillent, l’embrassent, s’habillent, rient quand elle leur lave la frimousse à l’eau froide. Il y a des petits canards brodés sur le gant de toilette et elle fait coin coin en frottant le nez de ses enfants. Elle se regarde faire. Est-ce vraiment elle qui fait coin coin?
Ils sont maintenant devant l’école, sur les hauteurs du village. Ils attendent qu’on ouvre. Ensuite, un rapide bisou et au boulot.
Il y a des jours où on n’a plus envie de sourire, de dire bonjour, de faire semblant, de parler de tout et de rien, on a qu’une envie, c’est de dire qu’on a qu’une vie et que c’est la merde.
Lucie ne bouge pas, elle regarde le nuage entre les collines. Elle tient les petites mains des ses marmots, c’est chaud.
Elle serre les lèvres, salut la voisine d’un signe de tête, baisse les yeux. Surtout qu’on ne vienne pas lui demander comment ça va.
La plus petite de ses deux filles lui demande: Maman t’a vu le coton sur la montagne, c’est toi qui l’a soignée la montagne?
Lucie regarde sa fille, regarde le nuage, regarde le village, les mères qui attendent devant l’école, le ciel au loin qui s’éclaircit, l’arbre rouge, l’arbre jaune, le nuage à nouveau.
Oui, ma chérie, c’est moi qui l’ai soignée la montagne, oui, c’est moi…
Et ainsi elle reprend des forces. Encore une fois, elle sera là à l’heure pour prendre son service à l’hôpital.
Carder la laine
Là haut passent de grands poissons qui s’effilochent
je me souviens d’un geste ancien
qui pourtant n’est pas le mien
bien trop ancien
carder la laine
les peignes de bois
les picots de fer
un geste rude
carder le ciel
filer sa vie
tandis qu’à l’ouest
le ciel rougit
Ménage
(Puy de Pauliac, Corrèze, 21 novembre, 10h 20)
Un clapotis de papier froissé.
Un pas trop régulier pour être celui d’un animal.
Il monte lentement en trainant les pieds dans les feuilles mortes.
Impossible de lui donner un âge.
Un bâton dans une main, une cage de métal ouvragé dans l’autre, une cage à oiseaux, blanche.
Le bâton, c’est pour les pierres qui roulent et les chiens qui aboient.
La cage c’est pour la mémoire. Il trimbale sa mémoire dans une cage à oiseaux ouverte au vent.
Ce matin, le ciel est gris, un gris de pigeon, un gris de gouttière, un gris doux de dessous le toit.
Et la montagne ronronne. C’est comme ça, quand il y a de la douceur au dessus, elle ronronne.
Lui, il l’entend, il la sent.
C’est pour cela qu’il vient jusqu’ici.
Il pose son bâton, sa cage, et s’assoit sur une pierre.
C’est bon, ça lui fait du ménage à l’intérieur.
Faits divers
(Aubazines, Corrèze, 18 novembre, 17h 30)
Mr Pierre est un personnage.
Un personnage de théâtre.
Il s’est échappé il y a quelques jours.
Il a quitté le théâtre d’Uzerche par la porte de derrière.
Il a kidnappé son acteur.
Il est inoffensif mais totalement imprévisible.
Il se serait réfugié dans une cabane bleue sur les hauteurs d’Aubazine.
Il aurait dit à une marchande de fruits qu’il montait au Puy de Pauliac,
que de là haut, le grand incendie n’était que le panache d’une locomotive à vapeur qui s’en allait vers l’Afrique, que de là haut on apercevait la Patagonie, qu’on entendait les mouettes, les coups de fusil et les chevaux des indiens.
Il est vêtu d'un pantalon de velours côtelé bronze, d'une chemise à carreaux et d'un pull bleu marine.
Il se déplace très lentement, mais est capable de fulgurances.
Il a été aperçu aux aurores assis sur une branche en conversation avec une mésange.
Son acteur était encore là à ses côtés. Mais jusqu’à quand?
Si vous l’apercevez, ne tentez rien, écoutez, faites le patienter et contactez l’auteur de ces lignes.
La légèreté d'en haut
(Uzerche, Corrèze, 9h 40)
Il grimpe
sur le vieil escalier de pierre
l’escalier du jardin du château
la pente est raide au dessus de la Vézère
au pied de la ville austère
le chant de la rivière peine à percer la brume
même l’automne perd de sa prestance
comme chaque jour
descendre jusqu’à l’eau
l’écouter, retrouver le début de l’histoire
les larmes d’une jeune fille amoureuse
les pierres qui roulent au fond de l’eau
l’enfant qui vient en souriant
puis remonter, lentement
marche après marche
la pierre est grise, usée
tant d’autres sont descendus, puis remontés
chaque creux dans la roche
espérant une réponse
mais non, de jours en jours, il s’accentue
parfois y stagne un peu d’eau
un début de quelque chose
dans les fissures quelques fougères
et cymbalaires sur les contremarches
il grimpe
il regarde, chaque plante
pour calmer sa respiration
et soudain
sur une plante mourante
une plume blanche
un accord
l’évidence du mouvement
la légèreté d’en haut
Le bruit de l'eau
(Uzerche, Corrèze, 22h 45)
J’entendais la mer, mais je ne la voyais pas.
Le soleil n’était pas encore levé lorsque j’ai quitté Hendaye.
Le son de l’océan comme le bruit lointain d’une route.
D’Hendaye à Uzerche j’ai vu l’automne, encore l’automne, resplendissant, rouge, brun, orangé, jaune, fauve, un hymne à la gloire des arbres.
J’ai vu des châteaux, aux meurtrières des gardes qui n’existaient pas, et pourtant.
J’ai vu des fermes anciennes, des bœufs sous le joug qui patiemment attendaient d’être attelés.
Et la courbe des sillons sur les collines douce au regard.
J’ai traversé la Garonne, puis la Dordogne.
Et les lignes de vignes qui strient le paysage, et la femme chargée de cabas pleins à craquer qui titube au milieu de la route.
À Pompadour j’ai vu Madame vêtue de strass et taffetas conter romance à un alezan.
À Saint-Martin-Sepert, je me suis dit que c’était un bel endroit pour s’égarer. Là, j’aurais voulu m’appeler Martin.
À Saint-Ybard, je me suis dit que c’était un bel endroit pour mettre les bouts. Là, j’aurais voulu laisser mon nom sous le paillasson.
À Uzerche j’ai pris chambre à l’hôtel Teyssière, au bord de la Vézère.
Il fait nuit, j’entends la rivière mais je ne la vois pas.
Le bruit de l’eau, tout ce qui ce soir se dit dans les rêves.
Un arbre qui me va bien
(Autoire, 9h 10)
Dr. Aristide
Il y a chez moi une griotte qui dit que quand tu pars, ce sont les tiens qui t’accueillent avec de l’eau. Quand tu pars c’est pour aller vers tes origines. On pense que tu t’élèves, que tu vas vers quelque chose de plus haut
Mr Pierre
Comme un arbre, par exemple?
Dr Aristide
Exactement, Mr Pierre. Un arbre
C’est un court extrait du spectacle que nous jouons ce soir, Le Vent nous portera. Ce sera la première, à Saint-Céré, dans le Lot.
Ce matin, au cours de ma promenade quotidienne avant la répétition, j’ai croisé cet arbre.
Un arbre facétieux, un peu de travers, un arbre à blagues, tout en croches, encore vert au cœur de l’automne, un arbre qui me va bien…
Un oiseau
(Autoire, 8h 45)
Il y avait un oiseau, posé sur le rebord de la fenêtre.
La buée sur la vitre lui donnait une drôle de forme. Un petit homme avec un gros ventre.
J’ai essuyé la vitre avec ma manche. Ça crissait sur le verre, comme un chant d’oiseau.
Le petit homme m’a regardé en dodelinant de la tête. Il m’a répondu, puis s’est envolé.
Le brouillard semblait ralentir son vol. Il s’en allait comme le ballon gonflé à l’hélium que l’enfant a lâché. Je l’ai regardé monter puis disparaître. Aussitôt, il m’a manqué.
Je suis sorti. Tout était calme, le village blotti dans la brume. J’ai cherché l’oiseau, attentif au moindre bruit, sur les branches, les toits, les gouttières, les fils électriques, les cheminées, les poteaux, du moins sur tout ce que le brouillard n’avait pas avalé.
Soudain, j’ai entendu un crissement, comme un chant, derrière un pot, sur le rebord d’une fenêtre. Une fenêtre à huit carreaux, aux montants bleus, au rez-de-chaussée d’une très vieille maison de pierre. Je me suis approché. Quelqu’un m’observait tout en frottant la vitre avec sa manche, la buée lui donnait une drôle de forme, une tête d’oiseau avec de grands yeux ronds. Je l’ai regardé en dodelinant de la tête, j’ai souri, et je m’en suis allé tout doucement.
Pink Lady
(Autoire, Lot, 8h 40)
Le chemin de la cascade
le chemin du pigeonnier
le chemin des anglais
le chemin de la pierre fendue
le chemin du reclus
il n’a plus les jambes pour
il regarde par la fenêtre
le brouillard prend la falaise
il pèle une pomme, une Pink Lady
son déjeuner du matin
un matin de novembre
la pomme ronde dans sa paume
l’autre main tient le couteau
la lame tellement usée
plus courte que le manche
la lame aiguisée posée sur la peau
et l’indexe qui la pousse
tandis que le pouce
retient le fruit
une spirale de peau rouge
lentement, parfaitement découpée
le chemin de la cascade
demain ce sera le chemin du pigeonnier
une spirale de peau rouge sur la table
et le goût du dehors dans la pomme
tandis que le brouillard
prend le village
La forme d'un visage
Il a trouvé un bosquet où s’étendre à l’abri des regards.
Son chien monte la garde.
Il ôte ses chaussures. En retire tout ce qui irrite le pied. Jusqu’au plus petit grain de sable.
Il retourne ses poches, il examine ses richesses. Un ticket de métro, une boite d’allumettes, quelques pièces, un couteau, du sable, et un caillou blanc et noir, la forme d’un visage avec un œil, un seul, le gauche.
il ôte son chapeau, il le secoue. Du sable encore.
Il ouvre sa boite crânienne, il attrape en tâtonnant tout ce qui n’est pas à sa place. Il trouve un caillou blanc et noir, la forme d’un visage avec un œil, un seul, le droit.
il referme sa tête, rentre ses poches, enfile ses chaussures. Il tient les deux cailloux dans sa main,
deux cailloux identiques, à un œil près. Deux cailloux blancs et noirs, côte à côte, la forme d’un visage. Maintenant il reconnait ce visage.
Alors il s’allonge, le poing serré sur ses cailloux, et il s’endort paisiblement sachant précisément quel chemin il prendra demain.
Le jour des morts et la jouissance de la mouche
(Sur la D 50, Veyrines-de-Domme, Dordogne, 11h 35)
Sur la D 50 à Veyrines-de-Domme. Entre deux averses, je m’arrête pour un arbre. Demain c’est le jour des morts.
Quelqu’un me salut. Je crois savoir qui. Il aimait l’ordre. Le paysage est en ordre. Doux, aussi.
Plus loin sur la D 56, à Saint-Crépin-et-Carlucet, j’entends à la radio l’enregistrement de l’orgasme d’une tortue. Dans cette émission, on parle aussi de la jouissance de la mouche.
L’orgasme de la tortue ou La jouissance de la mouche? J’hésite entre ces deux titres pour un prochain spectacle.
Il fait nuit. Toujours la pluie. Saint-Céré. Demain c’est le jour des morts. Nous entamons les dernières répétitions du « Vent nous portera ». Je suis au Grand Hôtel Maury. Le dessus de lit est rose, des tulipes roses dansent sur le papier peint. La fête des morts. Le théâtre est un bel endroit de célébration. Mon père est mort en 2017 au deuxième jour de travail sur ce projet dans lequel il est question de nos anciens. Je lui dois une bonne part de ce qui m’anime ici.
Demain nous serons dix, Aristide, Stéphane, Coralie, Marie-Pierre, Joaquim, João, Pierre, Loris, Philippe et moi.Tellement vivants. Prononcer les noms des gens et les noms des villes, comme une chanson.
Le mot mouche, aussi….