Incertitudes
(Hendaye, 19 janvier, 8h 30)
Il va tête basse
et ne laisse aucune trace
sur le sable humide.
Aucune, et cela lui convient.
Assailli d’incertitudes,
il s’absente.
La fille du téléphérique
(Hendaye, 17h 45)
Deux représentations aujourd’hui.
Un enfant m’a dit qu’il fallait un éléphant pour faire la pluie.
Un autre m’a dit qu’il fallait mettre partout des clôtures électriques pour protéger les arbres.
Une institutrice m’a reconnu. Elle a vu le spectacle quand elle était petite. Il y a quarante trois ans.
Elle est sûre que c’était moi….
Je me sens vulnérable…
Je n’ai rien d’autre à faire ce soir que de me taire et regarder le soleil se coucher.
Je m’assois sur un banc face à la baie de Txingudi. Un homme est assis là.
Nous regardons passer les gens, en silence. Le soleil descend.
Une femme passe. Elle marche vite. Le soleil effleure son épaule, un reflet rouge.
L’homme se lève, brusquement, court derrière la femme. Il la rattrape et pose sa main sur son épaule. La femme se retourne, l’homme retire vivement sa main en s’excusant et revient , penaud, s’assoir sur le banc.
Ce n’est pas elle, me dit-il. Pourtant, j’ai bien cru….La fille du téléphérique. C’était il y a quarante trois ans, elle m’a embrassé, puis elle a disparu. Nous montions au Pic du Midi.
Vous êtes fidèle, lui dis-je.
Oui…
Un jour sans douceur
(Hendaye, 18h 05)
C’est un jour sans douceur.
La pluie est froide, la mer est sale.
Au dessus c’est un ciel de condamné.
On sent poindre de funestes penchants,
le désir de mordre, de tenir dans sa paume
le manche d’un couteau.
Alors on l’écrit,
afin que ça ne soit qu’une histoire.
Le jour où l'eau des poules a gelé
(Lestole, Saint-Alvère, Dordogne, 14 janvier, 9h)
Comme chaque matin, Clémence aide son mari à se lever. Elle en a encore la force.
Elle l’assoit dans son fauteuil face à la fenêtre. De là, on aperçoit les hameaux alentour, la Verrerie et la Bouzonnie. Le vieil homme ne dit rien, ne bouge pas. Il regarde. Il attend que la pierre des maisons, là-bas, attrape le soleil.
Elle reste un peu avec lui. C’est le regard de son homme, ce regard vif, qui cherche, qui boit l’aube, qui scrute l’horizon, c’est ce regard qui lui donne encore la force.
Elle le recoiffe avec une infinie douceur, puis elle va ouvrir le poulailler avant de faire le café.
Dehors l’herbe est blanche, les arbres sont blancs. Il faut dégeler l’eau des poules. Un peu d’eau chaude fera l’affaire.
Contre le mur, près de la porte il y a la canne de l’homme, une canne de bois clair au pommeau patiné, qui ne bouge plus depuis longtemps. Si le bois reprenait vie, elle aurait des rameaux.
Clémence!
Oui?
Quel jour on est?
Vendredi, le 14 janvier.
Ah… Vendredi tu dis, en janvier…
Oui, le 14.
C’est ça, vendredi 14……Janvier tu dis….
Oui, tu vois le froid dehors.
Oui, oui….Je le vois….Le froid. Tu peux apporter le carnet s’il te plait.
Elle lui apporte un carnet relié de cuir noir aux pages tournées et retournées, et un crayon de bois qu’elle taille avec soin avant de lui donner.
D’une main tremblante il note: Vendredi 14 janvier, le jour où sont passé les oiseaux, une nuée.
Clémence, tu les a vus les oiseaux?
Non, je m’occupais des poules. Elles sont magnifiques dans leurs plumes d’hiver.
Alors elle note à son tour, à la suite des quelques mots à peine lisibles de son mari: Le jour où l’eau des poules a gelé.
Elle relit à voix haute.
Vendredi 14 janvier, le jour où sont passés les oiseaux, une nuée, le jour où l’eau des poules a gelé.
Le vieil homme acquiesce, elle referme le carnet et le remet à sa place , sur la cheminée, à côté du calendrier de la poste.
Quand fume la rivière
(Limeuil, Dordogne, 14 janvier, 10h 15)
Dans les rues pentues de Limeuil, un homme souffle les feuilles, sa machine sur le dos, un casque antibruit sur les oreilles. Il est bougon. Il souffle trois feuilles dans une rue déserte, cheminées éteintes, maisons muettes aux volets clos.
Il a commencé en haut du village. Il est à mi chemin. Il descend vers l’ancien port de Limeuil, au confluent de la Vézère et de la Dordogne.
La souffleuse ne s’arrête plus. Il n’y a plus de feuilles à souffler, mais il y a des voix, des voix qui montent de la rivière quand elle fume en hiver, quand les cristaux de givre enrobent chaque feuille, chaque branche, les voix des gabariers qui se sont noyés là où les cours d’eau se rejoignent. Elles hurlent au secours et aucune main pour saisir celle qui va disparaître dans les remous.
L’homme les entend depuis si longtemps. Personne ne le sait. C’est son tourment et son secret.
Les voix qui montent quand la rivière fume en hiver. Et s’y mêlent les craquements du bois de la barque contre les piles du pont, les cris des riverains impuissants, le bouillonnement de la rivière en crue.
« Gare, gare, gabarier. Tu as la mort sous les pieds. mais elle te suit par derrière. » chantaient autrefois les enfants au passage des gabariers. L’homme a toujours entendu ce refrain qui ponctuait les récits de son grand-père.
L’homme fait comme il peut, en hiver quand fume la rivière, quand il faut nettoyer le village jusqu’au port. C’est son boulot, il ne sait pas faire grand chose d’autre, mais il l’aime bien ce boulot, sauf en hiver quand il n y a plus personne, et que fume la rivière.
Alors l’homme souffle les voix jusqu’à ce que le soleil soit suffisamment haut, et que disparaisse la brume là où les eaux se rejoignent.
Une trainée de charbon, un chien qui aboie, un désir de théâtre
(Lestole, Saint-Alvère, Dordogne, 18h)
Ce matin la campagne était blanche.
Je ne suis pas allé travailler. Covid, enfants malades, spectacle annulé.
Je suis allé à la grotte du sorcier. Pour quelques incantations.
Puis je suis revenu à mon refuge du moment. À Lestole. Attendre la nuit.
Ce soir les chiens aboient dans la vallée. Dans le ciel, une trainée de charbon.
C’est à Bareille, en Ariège, dans un « château » face aux montagnes où les chiens aboyaient chaque nuit, que j’ai eu pour la première fois le désir de théâtre.
Un vieux pyjama, un bouchon brûlé pour me salir la figure, je jouais un vagabond qui prenait ses aises sur un banc où papotaient deux bourgeoises. J’avais dix ans, l’une de mes sœurs et une amie jouaient les bourgeoises, le public se composait du reste de la famille qui applaudissait poliment.
Ciel du soir
Image d'Épinal
(Lestole, Saint-Alvère, Dordogne, 18h 30)
Un homme, le corps en parenthèse, surveille un feu de feuilles mortes.
Une femme, la main posée sur une hanche douloureuse, rentre ses poules.
La nuit vient. Le ciel est coupant. Demain la terre sera dure.
Le feu s’est éteint. Le poulailler est fermé. L’homme et la femme sont immobiles.
Alors le soleil s’échappe derrière la ligne de crête. Aucun arbre ne peut le retenir.
Une chouette crie, une autre lui répond. L’homme et la femme rentrent à la maison.
Déjà, les poules dorment.
Le goût rossignol
J’ai traversé le village Goût-Rossignol.
Le nom chante, en boucle dans ma tête.
Je m’arrête à quelques kilomètres.
Le paysage ne dit pas grand chose,
si ce n’est un vieux panneau,
percé de plombs de chasse.
Goût-Rossignol.
Le premier baiser a le goût rossignol,
le premier baiser du matin,
le dernier de la journée, aussi,
celui du soir.
Le sourire de notre petit fils,
a le goût rossignol,
et son regard, et son babillement.
Le vin partagé avec les amis,
les verres entrechoqués,
les mots lancés pour trinquer,
ont le goût rossignol.
Et puis le soleil qui se lève,
le lapin qui coure dans les phares,
les cloches de six heures,
le café avant le départ,
la chaleur d’une main,
un geste d’au revoir,
le parfum du Freesia,
ont le goût rossignol.
Et tant d’autres choses,
grandes ou petites,
minuscules parfois,
une goutte sur un fil,
un cil sur une joue,
une coccinelle sur la vitre.
Sous la Chapelle du Bois du Rat
(La Chapelle du bois du Rat, Haute-Vienne, 5 janvier, 10h 20)
Sous la Chapelle du bois du rat
Le champ descend en entonnoir
En bas la terre détrempée
Garde tout ce qui passe
Dans la pente à mi chemin
Un arbre mort est étendu
Carcasse d’un grand mammifère
Les côtes ouvertes
Exposées au soleil d’hiver
Sur cette terre blonde
Je m’en vais en arrière
Irrésistiblement
Loin, très loin
La bête
(Ceinturat, Haute-Vienne, 14h 10)
Je venais de voir le menhir de Ceinturat, une pierre de vingt tonnes s’élevant à plus de cinq mètres au dessus du sol. Pour déplacer et lever ce bloc de granit il fallut au moins deux cents hommes.
Puis j’allais voir la « Pierre à sacrifice » du Chiroudi. Au sommet du rocher on croit deviner dans les creux l’emprunte d’un corps humain.
Dans la Guerre des Gaules, Jules César parle de sacrifices humains chez les celtes.
Sur le chemin du retour, j’étais un celte avide de sang qui croit aux fées et aux démons.
J’ai vu soudain émerger des fougères un cerf immense, un cerf préhistorique. Ses bois avaient la taille d’un arbre. Herbes et fougères faisaient des vagues dans la clairière tandis que la masse animale écartait la terre.
La bête s’est dressée, me surplombant d’une dizaine de mètres. Aussi puissante que paisible, elle m’a dévisagé puis s’en est allée vers la lisière, m’ignorant totalement.
Je n’étais qu’un homme…
Dénuement
(Cieux, Haute-Vienne, 8h 30)
Je décharge mon décor devant la salle des fêtes de Cieux, en haut du village.
Un homme s’approche.
Je l’avais vu quelques minutes plus tôt en arrivant. Il montait lentement sur la route mouillée.
Ses vêtements sont élimés, la visière de sa casquette est noire là où la main la saisit pour saluer.
Il a de tout petits yeux, brillants comme des braises. Je ne saurais lui donner d’âge.
-Bonjour…
-Bonjour…
-Vous travaillez ici, aujourd’hui?
-Oui, je viens faire un spectacle pour les enfants de l’école.
-Ah… Alors, il va faire beau….
Il se mouche dans un grand mouchoir à carreaux, puis il continue son chemin, sans se presser.
Je regarde le ciel s’éclaircir au levant. Il y a cet arbre, à contre jour.
Les arbres sont comme les hommes, si beaux dans leur dénuement.
Docteur Labuze
(Nouic, Haute-Vienne, 17h 20)
8 place du docteur Justin Labuze, à Nouic.
C’est là que je dors ce soir.
Justin n’était qu’un petit député débonnaire, médecin, sous secrétaire d’état aux finances, de 1882 à 1885.
Après son échec aux élections de 1885, il devint Trésorier-payeur-général à Bourges.
Il portait la barbe longue et une houppe frisée sur la tête.
À quoi pensait-il quand il alignait des chiffres dans un bureau au parfum de bois ciré?
À quel destin rêvait-il quand enfant il courait la campagne autour de Nouic.
Enfant de janvier, quand le pays est gris, quand les arbres ont les doigts crochus et la chouette chante des airs d’épouvante.
Et si cette houppe fantasque n’était qu’un masque de carnaval dissimulant une seconde vie secrète et noire où le crime est roi.
Docteur Mabuse.
L'année de l'escargot
0, 1, 1, 2, 3, 5, 8, 13….
La suite de Fibonacci.
Chaque terme est la somme des deux précédents.
Elle dessine des spirales.
Dans les coquilles des escargots, au cœur des tournesols, sur la trompe repliée des éléphants…
2022 ne fait pas partie de cette suite.
Ce nombre a pourtant un air d’escargot. Dans son dessin (dessein..).
Et si la nouvelle année était l’année de l’escargot.