Faiblesse
« Nous crevons de faiblesse, et cela permet tous les espoirs. La faiblesse a toujours vécu d’imagination. La force n’a jamais rien inventé, parce qu’elle croit se suffire. C’est toujours la faiblesse qui a du génie. »
(Romain Gary)
Au Domaine du Mons
(Domaine du Mons, Vitrac-sur-Montane, Corrèze, 28 juillet, 12h 10)
Lire Lady L. de Romain Gary au Domaine du Mons, ce sera lundi en bonne compagnie devant une belle assemblée. Je suis logé dans une bâtisse vieille de quatre cents ans. Les fantômes y sont discrets.
Il me faut un arbre. Pour prendre exemple. Pour me déplier. Pour quelques pas de danse dans le pré. Ce sera celui-ci. Un chêne presque mort, et pourtant si joyeux.
Il y a à ses pieds un ancien lavoir de pierre pris par les ronces et le lierre. Des jeunes gens attachés à le rénover, croyant bien faire, ont coupé de grosses racines qui éclataient la construction de pierres. L’arbre n’a pas supporté. Il a perdu ses feuilles, le bois a blanchi.
Contre toute attente, des feuilles nouvelles, d’un vert tendre, sont réapparues sur deux ou trois branches.
La mort s’est arrêtée en chemin. Cela arrive parfois. Elle vient vous prendre, et un hérisson, un homme, une punaise, une fleur, que sais-je encore, n’importe quel être vivant épanouit naïvement au soleil du moment attire soudain son regard.
Vous voilà épargné. Ce n’était pas votre heure. Ce ne sera pas vous.
La vie s’accroche aux bras maigres de ce vieux chêne qui m’invite à une danse céleste au Domaine du Mons.
Suzanne Maryse Angèle et Lady L.
(Allassac, Corrèze, 27 juillet, 18h 10)
Femme, multiple, aussi extravagante que discrète, amoureuse, systématiquement amoureuse, je m’appelle Suzanne Maryse Angèle. Je n’ai pas connu ma mère. Quand à mon père, je le prends parfois pour mon fils. Je ne me souviens pourtant pas avoir un jour enfanté. Je ris, je parle fort, je chante, je me déploie afin de ne pas douter de la réalité de mon existence.
Je suis venue chanter à Allassac au cabaret Des Jeunes Gens. Oh, rien de très extraordinaire, une petite chanson d’amour, je ne sais que parler d’amour. Est ce un trop plein ou un manque immense? Les deux sans doute…
Avant le spectacle je suis allée à l’église du village, ce que je fais chaque fois que j’arrive quelque part. Je m’assoie, si possible près d’une colonne de pierre et fais une prière. Ce n’est pas une prière ordinaire, je n’ai aucune relation avec Dieu, Marie ou Jésus. Ma prière pourrait s’intituler Reconnaissance et Remerciements. Ce sont des hommes et des femmes à qui je m’adresse, vivants ou ayant vécu.
J’étais assise, l’épaule contre la pierre froide, égrenant des noms à voix basse, quand un fantôme m’est apparu. Un fantôme on ne peut plus conventionnel, un drap blanc mouvant et parlant.
1+1=1
(Feuille sèche de murier dans la Bergénie, Travaillan, 18h 40)
La maison a besoin de réconfort.
On ne s’éloigne pas.
La chaleur alanguit.
Jamais les cigales n’ont été aussi volubiles.
Je cherche les histoires au pied des murs fissurés,
dans le massif de Bergénie à feuilles charnues.
Ici les amants se sont tant et tant aimés,
à froisser leur peau autant que les draps.
Et tout le jour durant tant qu’il y aura des feuilles aux arbres,
les cigales chanteront du lever au coucher,
ce qui fait que parfois 1+1= 1.
"Hivergumène"
(Feuille d’Iris dans la Bergénie,Travaillan, 16h 40)
Demain on enterre le maître de maison.
On s’agite, on cherche des photos, des chansons, on échange des souvenirs, on répond au téléphone.
C’est joyeux.
On verra plus tard pour les papiers.
La maitresse de maison n’a plus toute sa tête.
Ce matin elle cherchait un mot. Ce fut « hivergumène » qu’elle répétait d’un air sceptique en nous regardant.
Impossible de savoir ce dont elle se rend compte.
Cela n’a pas d’importance. Soyons là pour ces quelques secondes de grâce qu’elle nous offre.
Voilier
(Flambé, Travaillan, Vaucluse, 14h 50)
Le vieil homme qui vivait sur ces terres s’en est allé.
C’était un marin.
Au moment de sa mort, il portait un t-shirt sur lequel était dessiné le trois-mats Le Belem.
Le lendemain, je découvre dans le champ derrière la maison une espèce de papillon jamais observée ici. Un Flambé ou Voilier.
Il y a toujours une loupiote
(Aire de la Chaponne, A 6, 20h)
Mauvaise nouvelle
Prévisible mais pas prévu
C’est souvent comme ça
La mort entre sans frapper
Tailler la route sur l’A 6
Arriver avant minuit
Pour le réconfort
Va falloir des allumettes
Pour tenir les paupières
Aire de la Chaponne
Pause
Une fillette en équilibre
Trois zèbres qui rigole
Il y a toujours une loupiote
J’arrive
Oligonicella Scudderi
(Oligonecella scudderi, La Carapa, Guyane, 26 mai, 5h 10)
C’était un rêve d’opéra
Je portais un nom de diva
Oligonicella scudderi
J’étais femme et féroce
Ma voix portait du Brésil au Surinam
Je me sentais pousser des ailes
On m’attendait au grand théâtre de Manaus
Réveillé en sursaut par une migraine épouvantable
J’allai au lavabo me rincer le visage
Ce que je vis dans le miroir était inconcevable
Une mante élancée des prairies
Mes yeux étaient énormes
Et mon corps n’avait jamais été aussi fin
Je ne savais plus par quel bout prendre ce rêve
Il était urgent de me rendormir, ou de me réveiller…
Le chardon des champs
(Cirse des champs, Vaucresson, 18h 10)
Le Cirse explose en akènes vol au vent
À l’assaut des jardins
Feuilles aux mille pointes
Fleurs d’un mauve tendre
Le piquant et la soie
Le Chardon des champs
Celui qu’on évite
Plus haut que le petit d’homme
Celui qu’on méprise
Quand on vénère le Coquelicot
Et qui pourtant a tout autant
Droit à notre respect
Couvée
(Vaucresson, 20h 30)
Je fais le tour du jardin
en quête de paysages et chimères minuscules,
en quête de grains de beauté.
Cela peut durer des heures, des jours, des années.
À vingt heures trente ce soir par temps clair,
Je trouve une huppe guerrière qui couve des œufs terre.
Guide des hauts chemins et des vallées profondes,
elle sait ce qu’il faut à la terre mère.
À l’heure de l’éclosion,
ce sont des arbres qui couvriront la sphère.
De partout des oiseaux viendront y nicher.
Au grand matin les singes hurleurs salueront le soleil
et nous nous ferons discrets à l’ombre des larges feuilles.
Braconnage
(Petit-Saut, Guyane, 21 mai, 14h 20)
La coque claque sur le clapot, l’étrave éclate le lac en gerbes blanches, le moteur à fond, les flics au cul, Nestor file à l’aveugle de l’eau plein la gueule. Au fond de la pirogue du gibier à foison, cabiai, daguet, tatou, paresseux, capucin, toucans, Nestor a braconné toute la nuit, nuit claire, lune pleine, il a eu ce qu’il faut pour les mômes, pour la mère, pour la vieille et le vieux, pour les voisins aussi, histoire de se faire un peu de blé, pour voir venir, pour le carburant, les cartouches et le rhum.
Manque de pot, il y avait les flics en embuscade, la police de l’environnement, il les connait, s’est déjà fait chopé une fois. Il aurait du se méfier, la pleine lune c’est tout bon ou tout foireux, superstition à la carte, c’est toi qui est tout bon ou tout foireux quand tu as la lune en pleine face.
Alors il trace, peut pas faire mieux, vu ce qu’il a chopé sur la réserve on ne lui fera pas de cadeau.
Soudain il pense à la blonde, la flic au regard qui cisaille, frisée, châtain plutôt, avec des mèches blondes, celle qui dit rien mais te fixe des ses yeux lasers et sourit comme si tu étais son petit.
Si c’est elle qui est derrière, il veut bien se faire arrêter, faire plus ample connaissance, il lui racontera sa vie depuis le jour où il est tombé d’entre les jambes de la mère sur la terre rouge, il lui racontera la flopée de frères et sœur qu’il faut nourrir quand le paternel s’est évaporé, il lui racontera sa foi, ses rêves d’honnête homme chamboulés par les premières nécessités, il lui dira son idée sur la lune pleine, comment il remercie chaque proie après l’avoir descendue, même s’il sait bien qu’il en fait un peu trop, il lui racontera son amour pour la terre nourricière, ça finira par un timide faut bien en baissant les yeux, il demandera pardon, je ne recommencerai plus, un gosse pris en flagrant délit, le petit de la blonde aux yeux verts.
Nestor n’a pas vu qui était dans la pirogue des flics, la fille peut y être ou pas.
Il hésite, ralentit, regarde derrière, ils arrivent, la pluie se met à tomber, une averse qui frappe, brouille et trempe, il ne voit pas mieux, elle est là ou pas.
Nestor se dit que si la pluie s’arrête aussi vite qu’elle est venue, la fille est là .
La pluie s’arrête. Nestor sait bien que c’est comme pour la lune, c’est toi qui est tout bon ou tout foireux quand tu te dis un truc comme ça.
Mais quand il pense à la fille il sait qu’il est tout bon, alors il coupe les gaz…
Hé bé!
(D 910 entre Champseru et Le-Gué-de-Longroi, Eure-et-Loir, 21h 30)
Orages, fortes pluies, pluies d’été sur les blés.
Je me souviens de Joseph, le paysan ariégeois de Bareille. Un geste. Il ôte son béret, et le béret dans la main, il se gratte l’arrière de la tête en regardant le ciel.
Ses cheveux sont collés par la sueur, le béret a dessiné une ligne entre le visage buriné et le haut du front blanc comme un œuf de cane
Il se gratte la tête et lance un: Hé bé!
C'est chouette le Tour
(Hendaye, 16h 45)
Il y a comme un air de flonflon sous les tamaris.
On a sorti les couleurs, les maillots à pois, les casquettes et les déguisements.
Les petits sont sur les épaules des papas.
La mer est vexée, on ne la regarde plus. Il n’ y en a que pour le boulevard.
Les flics jouent du sifflet. Il ne faut pas que ça déborde.
La caravane passe, caravane publicitaire qui balance ses gadgets comme le grain aux poules.
On se dispute pour une casquette Cochonou, un paquet de Haribos ou une pochette Parc Astérix.
Des jeunes femmes perchées sur les camions hurlent au micro qu’il fait beau, que la vie est chouette, que c’est ça le bonheur.
Un gars facétieux, mais un brin respectueux, a écrit sur le sable CROTTE LE TOUR, un autre admiratif a écrit VIVA EL TOUR. La marée haute à tout recouvert. On ne verra rien à la télé au passage de l’hélicoptère. On ne verra que la mer le long des golfs clairs…
Les anciens se souviennent des cyclistes de plomb et des billes en terre qu’ils faisaient rouler d’une pichenette sur des pistes de sable.
Même la CGT est là avec des voitures rouges rutilantes, son stand et ses gadgets.
Une banderole contre la réforme des retraites est étendue sur les rochers, invisible du boulevard. Pour l’hélicoptère et la télé sans doute.
On est venu de loin. les plus âgés ont déplié leur fauteuil et leur parasol. On a attendu toute la journée.
Les coureurs passent. On applaudit, on crie, on encourage, on filme.
Ça dure quelques secondes et puis c’est fini.
La vie est belle. On a vu les champions. On racontera qu’on pouvait presque les toucher.
On reste un moment sur les bords du boulevard comme si quelque chose d’autre, d’inattendu pouvait passer.
C’est chouette le tour, se dit un gars qui regarde tout ça à la télé dans son HLM de la cité Pablo Picasso à Nanterre.
L'odeur des bois
(Saint-Jean-du-Maroni, Guyane, 1er juin, 10h 40)
C’est à la fin du jour que me manque l’odeur des bois.
Nous regardons la mer ventée et les vagues en tous sens avec mon ami Jean-Lou.
Il est né en Afrique, lui aussi. Il est surfeur, shaper, une vie consacrée au surf.
Il me raconte un voyage au Costa-Rica, il y a longtemps, là où déroulent de magnifiques vagues sur des plages bordées de jungle. À peine arrivé avec quelques camarades sur un spot alors quasiment inconnu, il disparait pendant trois jours, sans mettre un pied dans l’eau. Pendant trois jours il s’est lové dans le creux d’un arbre géant, en pleine forêt, pendant trois jours le corps collé au bois, il a pleuré.
Il me semblait que tout lâchait, me dit-il, que tout mon être se remettait en place.
À son retour, ses amis surfeurs ne comprenaient pas qu’il n’ait pas profité immédiatement de ces vagues idéales.
Nous regardons la mer et nous parlons des grands bois.