Miniatures éphémères
(Vaucresson, 28 juin, 10h 10)
Ton sur ton
Conjurer
(Sculpture de Joseph Kurhajec, Halle Saint-Pierre, Paris 18 ième, 27 juin, 17h 10)
J’aime la Halle Saint-Pierre, musée d’art brut et singulier. Art hors norme, art témoin d’une absolu nécessité d’exister dans un monde où on a pas ou si peu de place. Quand jeudi j’ai vu cette sculpture, immédiatement un mot m’est venu: conjurer, conjurer un avenir s’annonçant brun et désastreux. Dans ce qui se prépare elles et ils seront effacés, ces artistes hors normes, ils seront effacés comme tant d’autres dont ne veulent pas les tenants d’une pensée de peur et de haine de l’autre. Alors j’éléve cette sculpture pour conjurer la haine, je puise aux sources de sa singularité la force de croire en l’homme malgré tout.
Le fils
(Paris, 19 ième, 20h 45)
Elle fait comme elle peut. Elle met des fleurs à la fenêtre, elle frotte le peignoir du fils jusqu’à ce qu’il ne reste plus une trace de sang et elle attend le prochain combat de boxe du petit, un combat qui la fait frémir autant qu’espérer. Un jour il sera champion et ils vivront mieux, elle en est certaine, c’est son fils.
À Hendaye
( Hendaye, 21 juin, 21h)
On peut arriver à Hendaye à pied, à vélo, en moto, en voiture, en train, en bateau ou en avion. On peut en repartir de la même façon, ou d’une autre. Beaucoup ne font que passer, Hendaye est à la frontière espagnole. Eux, ils restent. Ils sont une petite bande à faire la manche autour du rond-point du Palmier, il y a l’unijambiste toujours avec sa trottinette, le gros qui chante le soir sur la jetée pour quelques pièces, l’ancien au visage raviné et la voix pleine de graviers, le grand maigre qui va à vélo, le barbichu à la peau mat, le gars au cochon, je l’appelle toujours le gars au cochon mais j’ai bien l’impression que cet hiver il a perdu son cochon, un cochon noir qui le suivait partout, et un nouveau, un jeune, blond, au yeux bleus, presque transparents. Il y en a eu d’autres, venus d’on ne sait où, partis on ne sait où. Certains restent plusieurs années. Ils viennent parfois au bout de la plage avec quelques cannettes passer la nuit. Sinon il y a un refuge en ville. Les deux maisons squattée depuis des années face à la mer sont définitivement fermées, des travaux de rénovation sont annoncés. S’ils restent, c’est qu’ici personne ne les chasse, et le climat est doux. Faudrait pas que ça change.
Des sablés à la myrtille sauvage
(Dals Rostock, Suède, 13 juillet 2016, 12h 55)
J’étais sorti du bois, hirsute, crasseux, déguenillé, j’y étais resté caché trop longtemps, ma langue était engourdie, je ne savais plus saluer. J’avais attendu sans bouger, sans oser frapper, devant la première maison du village. La lumière d’été blessait mes yeux accoutumés à l’obscurité des sous bois. J’avais aperçu une silhouette dans l’ombre derrière la fenêtre, j’avais vu une main écarter les rideaux, une main blanche, extraordinairement fine et tremblante, j’étais resté immobile jusqu’à ce qu’apparaisse un visage aussi blanc que la main, un visage sans âge cadré de cheveux gris, un regard brûlant qui fouillait mon cœur, jusqu’à ce que le visage, puis la main s’effacent, jusqu’à ce que la porte s’ouvre, jusqu’à ce qu’une femme apparaisse, une femme orchidée qui me disait entre, la main tendue, cette main blanche qui maintenant ne tremblait plus.
Elle m’avait fait asseoir sur un banc de bois et m’avait offert des sablés à la myrtille sauvage. Dans l’ombre de la pièce le blanc de sa peau et de sa robe n’était que douceur. Je croquais les sablés en silence comme un petit rongeur qui se veut discret et laisse quelques miettes sur la table. Il m’est impossible de décrire ce goût, c’était comme une réconciliation entre la civilisation et la nature sauvage, impossible aussi de l’oublier.
Au moment de partir, elle m’a glissé dans la main une feuille jaunie pliée en deux. C’est la recette des sablés, m’a-t-elle dit, je l’ai toujours gardée secrète, mais je crois qu’elle te sera utile, alors garde là précieusement.
Aujourd’hui j’habite loin, une maison de pierre à quelques kilomètres d’une frontière. Je parle, j’écris et je cuisine. Je fais des sablés à la myrtille sauvage. Je les mets dans des boites en métal.
J’en ai toujours d’avance. Ils sont de plus en plus nombreux à sortir du bois.
Le gars qui parle aux nuages
(Hendaye, 20h 55)
Le soleil tape à plat sur la mer, c’est comme le plateau des hosties me dit le gars qui parle aux nuages la tête penchée. Il y a des traces de doigts et des taches de peinture dans le ciel, ça le rend plus humain, alors je lui parle, je lui dis ce qui déborde et me fait trébucher, et tu vois ça fait bouger les nuages, c’est donc bien qu’il m’écoute.
Nuit calme
(Sculpture de Guallino, Toulouse, Haute-Garonne, 23h 10)
J’ai l’œil qui pique d’avoir beaucoup roulé, la bouche sèche d’avoir trop parlé, il y a longtemps que nous nous étions vu. Demain je joue Le Pas de la Tortue dans l’atelier de Sylvie. Il y a une vingtaine d’année, j’ai vécu dans l’un de ses tableaux, je m’appelais Maryse, j’avais un long nez et des gros seins, je dansais tous les soirs sur l’air de la Petite Cantate de Barbara jouée par la fanfare nationale de Cuba. Ce soir il y a Sylvie, Olivier, trois chats, deux hérissons, une tortue, et un cavalier de Guallino sur une boite de Scrabble. Je suis là comme un bienheureux avec du monde qui s’agite dans ma poche, Abel, Joseph, Jacqueline, Lucien, Bastien… Ils veulent sortir tout de suite, il y a des amis par ici. Je calme leur impatience, il faut attendre demain 18h 30, nous avons un horaire à respecter. Nous montons dans ma chambre faire un scrabble, le cavalier nous suit en chantant et moi, et moi, et moi… J’entame la partie avec le mot entrain, sept lettres, scrabble d’entrée de jeu tandis que siffle la bouilloire pour la tisane du soir « Nuit calme »…
Photo volée
(Maasholm, Allemagne, 11 juillet 2016, 12h 40)
C’est une photo volée. Je ne publie que très rarement des portraits volés. Cette photo date de plusieurs années. Je me souviens parfaitement de ce jour. En route vers la Suède, nous déjeunions dans ce restaurant à Maasholm après avoir passé la nuit sur le port. Nous étions comme deux jeunes amoureux en voyage de noce. Ces gens m’ont touché. Ennui ou chagrin, accentué par les roses, le luminaire et la photo derrière eux, la vie semblait leur peser bien lourd.
Et nous étions si léger.
Je repasse souvent devant cette photo, elle dit tant de choses.
Ce soir je pense aux têtes que nous ferions si la gauche échouait aux législatives.
Urubu
(Sinnamary, Guyane, 27 mai 2023, 9h 40)
Mikaël fait les poubelles à la sortie des villages.
Il y a toujours quelque chose à récupérer.
La dernière fois des gamins l’ont chassé à coup de pierre en le traitant de sale urubu noir. Ce n’est pas grave. Urubu noir, ça lui va, le vautour a de la classe, surtout quand il déplie ses ailes.
Cerises
(Vaucresson, 24 mai, 14h 25)
À la mi mai le cerisier en fleur était magnifique.
Un coup de vent, neige ou confettis, un jour de fête.
Les fruits sont apparus, verts, jaunes puis rouges, la récolte serait merveilleuse.
Les oiseaux sont arrivés, les merles noirs au bec jaune, les pies blanches et noires, les tourterelles brunes et grises, tous et toutes ornés de quelques reflets bleutés, et les perruches vertes et jaunes, éclatantes. Les cris, les chants, les luttes, la beauté des plumes déployées à l’approche de l’arbre, le regard du chat immobile dans les hautes herbes au pied du cerisier, on ne se lasse pas de ce spectacle.
Un autre coup de vent, le sol autour de l’arbre rougit des fruits tombés, rouges sur l’herbe verte, puis ce sont une dizaine d’étourneaux qui se posent et picorent ce qu’il reste de cerises, ça piaille et ripaille, le chat s’en est allé, on en profite.
À la mi juin le festin est terminé, les oiseaux sont partis à la conquête d’autres vergers, le sol est couvert de noyaux, je suis là comme un con avec mon panier vide, il n’y aura même pas de quoi faire un clafoutis.
Double tronc
(Les Vaux de Cernay, Yvelines, 8 juin, 12h 30)
Double tronc, deux hêtres collés, sur une hauteur entre les pierres, deux danseurs de tangos, entre les chaises sous une boule à facettes, ne font qu’un dans la danse, on fête la victoire, on agite des drapeaux, c’était il n’y a pas si longtemps, on disait plus jamais, on a oublié, c’est revenu comme la vermine dans le bois, ça grignote de l’intérieur, et l’arbre casse, d’un coup, on avait pourtant vu les trous sur l’écorce, mais voilà, l’histoire se répète comme un mauvais disque rayé, faut changer de disque, mettre un tango à s’unir pour de bon, les yeux dans les yeux, collés au cœur, cœur gravés sur les troncs au rendez-vous des amoureux, je sais qu’un jour nous ne serons plus là, ou si peu nombreux pour fair bal, faut croire qu’on est né pour se bousiller, il y aura toujours les arbres et les pierres, ils savent faire sans nous, je ne me résigne pas, j’ai mon couteau dans la poche, mon amoureuse à côté qui se souvient de sa grand-mère qui disait plus jamais ça, sa grand-mère qui avait recueilli des proscrits, sa grand-mère qui s'est battue pour que les femmes aient le droit de vote, mon amoureuse qui tient sa force de sa grand-mère, et l’arbre au-dessus, l’arbre ou les arbres, c’est beau de ne pas savoir s’il faut dire un ou des, deux danseurs de tangos sur une table sous une boule à facettes.
Le bruit des bottes
(Les Vaux de Cernay, Yvelines, 8 juin, 11h 40)
Un étroit banc de sable, un rideau de lierre, quelques demoiselles rouges et bleues au raz de l’eau, le chant du ruisseau, un chant de paix, les flaques de soleil, la tentation est grande de rester là sous le pont tandis qu’au dessus bat le bruit des bottes…
Marcello
(Vaucresson, 22h 15)
Marcello Mio de Christophe Honoré. Nous avons attendu la fin du générique pour sortir. Quand nous nous sommes levés, je suis sûr que nous étions les derniers. Le petit cinema du coin ne fait plus recette. Il faisait encore jour, on entendait siffler les martinets. Nous nous sommes arrêtés juste à la sortie du cinéma, c’était une belle soirée. Un homme en costume blanc est alors sorti de la salle, le même costume que celui de Chiara Mastroianni dans la dernière séquence, le costume de Marcello dans la Dolce Vita. Il marchait vite, légèrement. Nous l’avons suivi dans l’impasse du Lavoir. Il a attendu dans l’ombre que la silhouette à la seule fenêtre éclairée disparaisse. Nous avons nous aussi attendu dans l’ombre, un peu plus bas, comme deux enfants pris au jeu, deux mômes qui se refont et défont les films qu’ils viennent de voir, deux gamins qui s’échappent à la moindre occasion.
Puis nous avons vu l’homme sonner au grand portail, et dire dans l’interphone: Sono io.
Accord
(Montreuil, Seine-Saint-Denis, 16 mai, 20h 05)
La rue est étroite. Colette ne voit qu’un bout de ciel de sa fenêtre. En face il y a la salle de concert, Les Instants Chavirés, qui prend beaucoup de place. Parfois s’échappe un peu de musique, et c’est bien , ça remplace la lumière. Même les plantes en pot aiment ça. Le seul souci c’est qu’elles n’aiment pas toutes la même musique. Colette rêve d’un concert qui mettrait toutes ses plantes d’accord, un bel accord de vert et de fleurs qui envahirait le trottoir et le bord des fenêtres.
The End
(Bobino, Paris 14ième, 22h 20)
Y a des concerts que tu voudrais que ça s’arrête pas
Y a ta blonde qui te colle et vibre à l’accoudoir
T’as le cœur comme un coquelicot dans un champ de blé sous le vent d’autan
Pis y a écrit the end après trois rappels
Le chanteur a fini de chanter mais toi t’as pas fini d’aimer, oh non!
Visite guidée
(Le Bec-Hellouin, Eure, 2 juin, 12h 30)
Le vieux Jean conduit les visiteurs dans le parc de l’abbaye. C’est lui qui a en charge les visites guidées d’avril à septembre. C’est un beau dimanche de juin, premier jour de soleil après de longues pluies, il y a une bonne douzaine de touristes, Jean est en forme, il raconte avec ferveur l’histoire de l’abbaye, ils ont vu le cloître, la tour Saint Nicolas et ils se dirigent vers l’ancien réfectoire qui est devenu l’église.
Mais devant l’immense platane au pied boursouflé, plus personne ne l’écoute. On regarde l’arbre qui bruisse et murmure. Alors Jean se tait. Il ne peut faire concurrence à l’arbre beaucoup plus ancien que lui et qui en sait tellement plus.
Le Journal d'une Femme de Chambre
(Bar-le Duc, Meuse, 7 novembre 2023, 16h 30)
La lumière l’éblouie, le monde l’effraye, le bruit l’exaspère, Norbert vit reclus dans une grande maison bourgeoise qu’il n’entretient plus depuis longtemps. Seule mademoiselle Leblanc a le droit d’entrer. Elle lui fait ses courses et un peu de ménage, sur la pointe des pieds. Ils ont un code, deux coups bref et un long à la porte, ainsi il est sûr de n’ouvrir à personne d’autre.
Elle lui apporte aussi des livres. Il lui fait des listes, pas plus de trois livres à chaque panier.
Norbert ne fait que ça, lire sous la grande lampe à pied sur un confortable fauteuil club de cuir, dans la plus grande pièce de la maison qui est à la fois son bureau, sa bibliothèque et sa chambre Partout il y a des livres, en piles au sol sur des tapis persans élimés, d’autres sur des étagères de noyer qui montent jusqu’au plafond. Les volets restent fermés. Il a juste laissé une petite ouverture pour de temps en temps jeter un œil sur l’extérieur. Il ne se désintéresse pas encore totalement de l’avenir.
Quand ses yeux fatiguent, il pose son livre, éteint la lumière et fait plusieurs fois le tour de la pièce. Dans la semi obscurité, il a parfois l’impression que ça bouge entre les piles et sur les étagères, qu’on essaye de sortir des livres, d’écarter les pages et les couvertures pour se libérer.
Alors il rallume la lumière et reprend son livre. Les mouvements et bruissements autour de lui cessent immédiatement. Ce qui est dans les livres doit rester dans les livres.
Ce matin mademoiselle Leblanc est venue de bonne heure. Elle a apporté une bouteille de Bordeaux, de la saucisse de Montbéliard, du choux, des oranges, du pain complet, un fromage de chèvre, des olives et un livre, Le Journal d’une Femme de Chambre d’Octave Mirbeau. Elle a fait le ménage sans un bruit puis est repartie aussi discrètement qu’elle était venue.
Norbert a posé le livre en haut de la pile la plus proche du fauteuil et repris sa lecture de la veille, Yeruldelger, de Yan Manook, un polar mongol dont il faudrait prendre garde à ne pas rencontrer certains personnages.
À la 562 ième page, ses yeux le piquent. Il pose le livre et éteint la lumière. Il n’a même pas le temps de se lever qu’il entend frapper, dans le livre en haut de la pile, pas à la porte, dans le livre, le Journal d’une Femme de Chambre, trois coup, deux brefs, un long!
Norbert hésite, prend le livre, l’ouvre.
Mademoiselle Leblanc apparait minuscule, en tenue légère et lui parle comme elle ne lui a jamais parlé, elle se confie, là au bord du livre, dans la faible lumière que laisse passer l’ouverture dans le volet.