El Faro
(Cap du Figuier, Fontarrabie, Espagne, 1er novembre)
Rick tangue, à contre temps, un air de déjà vu dans la tête.
Il était arrivé seul au Cap du Figuier, il avait marché depuis l’hôtel, le Parador de Fontarrabie, profitant de cette belle journée d’automne. Sur le port, il avait échangé quelques mots avec des pêcheurs. Il parlait mal l’espagnol mais en aimait la musique, plus que ça cette langue lui provoquait un léger trouble dont il ignorait l’origine. Il se sentait bien, c’était une journée de relâche, la tournée avec son trio avait bien débuté et il était amoureux d’une contrebassiste qui devait les rejoindre à Bilbao. Ils s’était rencontrés dans l’escalier de l’immeuble de son ostéopathe. Elle montait avec sa contrebasse sur le dos, elle semblait toute petite sous l’instrument, il descendait, il avait du se plaquer contre le mur, elle avait dit « merci », il avait répondu « je vous en prie madame Tortue », elle avait ri, et voilà.
Du port, il était monté jusqu’au cap d’un pas rapide. Il était en pleine forme, l’amour, sans doute.
Puis il avait emprunté le sentier des douaniers qui longe la côte. Il connaissait cet endroit, les couchers de soleil y sont splendides. Là, il avait pensé à son père, décédé depuis quelques mois. Son visage lui apparaissait comme s’il était là, pas loin, apaisé, il était là et toute animosité ou incompréhension semblait avoir disparu. Oui, c’était une belle journée.
Le chemin descendait puis montait de crique en crique, Rick courait presque. La mer était calme, silencieuse, ce qui est rare sur cette côte habituée aux vagues. Au fond d’une crique il vit un homme qui empilait des pierres en équilibre. Il l’observa un long moment, immobile, ne voulant pas troubler sa concentration. C’est l’homme qui engagea la conversation. Il s’appelait Madison, Il avait une cinquantaine d’années, portait dreadlocks et barbe grisonnante, vivait au Nicaragua, voyageait beaucoup, pour le surf et les pierres. Pour gagner sa vie il lisait l’avenir, il tirait les cartes. Les deux hommes sympathisèrent immédiatement. Rick aussi était surfer à ses heures, même s’il était à soixante ans moins endurant. Son manager s’évertuait à mettre dans les contrats une clause sur les sports à risque que Rick n’avait jamais respectée. Le surf n’est pas un sport à risque lui disait-il, c’est un art de vivre.
Rick et Madison firent le chemin du retour ensemble. Il s’arrêtèrent boire un verre au bar El Faro. le bar était plein. Il parlèrent des tarots, Rick s’y était intéressé dans sa jeunesse, il avait assisté à des rencontres au quartier latin à Paris avec Alexandro Jodorowsky, maître de tarots. Souvent on lui avait tiré les cartes, lui même s’y était essayé sans grand succès. Les cartes l’avait parfois rassuré dans ses jeunes années. Madison lui proposa un tirage. Rick refusa, ce n’était plus l’avenir qui l’intéressait, il savait que de toute façon il mourrait et sans doute dans pas si longtemps. Il avait 60 ans, 60 plus 20 ça fait 80, 10 de plus et c’était l’âge de son père et 20 c’est pas beaucoup par rapport à 60. Alors fallait surtout profiter. Par contre le passé l’intéressait de plus en plus, l’avant dont il percevait parfois des traces, ce qui parfois guidait sa musique et venait manifestement de bien plus loin que son enfance. Madison, lui son boulot c’était l’avenir, le passé aucun intérêt, il ne pouvait rien pour Rick. Les deux hommes se séparèrent en riant, passablement ivres. Madison trouva en la patronne du bar une proie parfaite pour ses exploits de voyant. Rick regagna son hôtel en titubant.
Le voilà qui tangue dans les rues étroites de Fontarrabie. Oui, il y a des trucs qu’il aimerait bien comprendre: pourquoi il aime tant boire du vin rouge en Espagne, pourquoi ces voix rauques le bouleversent… Une vie antérieur peut-être?