Les rêves d'un homme de granit
(Herbe d'amour, Eragrostis spectabilis, Scaër, Finistère, 16h 20)
Il y avait au bout du pré un menhir couché comme un rêveur abandonné.
Et ses rêves, graminées en vagues, coloraient de rose le pré tout entier.
Une course
(Versailles,Yvelines, 18h 05)
Un léger flou
Une buse à l’affût
Les herbes sèches
Impression des grandes plaines
Une course qui couche les herbes
L’enfant par la main
Les herbes qui cinglent les jambes
Les pieds nus
Plus vite que les nuages
Plus haut que les barbelés
Et le rire qui dit
On est les plus forts
Une boucle
(Travaillan, 29 décembre 2021,16h 30)
À se laisser aller dans les sillons de la lassitude, on y trouve de fragiles pensées, des oasis où s’abreuver. On peut alors rejoindre la caravane des hommes en tirant le fil d’une histoire, comme on décroche du mur le lierre envahissant.
Il était une fois une famille d’aveugles qui habitait sur les pentes d’un ancien volcan. Un jour, un infime tremblement de terre les prévint du réveil imminent de la montagne. Ils annoncèrent la nouvelle aux voyants, on ne les crut pas.
Alors ils s’en allèrent, reliés les uns aux autres par une corde nouée autour de la taille.
Ils suivirent l’eau qui coule, le ruisseau, puis la rivière et enfin le fleuve, chacun sa musique.
Ils arrivèrent à la mer. Là, ce fut autre chose. Le son allait et venait.
Derrière eux un lointain grondement confirmait leurs prévisions.
Alors ils écoutèrent les oiseaux qui s’en allaient vers le large. Ils construisirent un radeau avec le bois trouvé là. Dès que la mer se tut, ils s’embarquèrent et s’éloignèrent à grands coups de rames, guidés par le chant des oiseaux.
Puis il y eut le chant des dauphins et des baleines. Le courant les portait. Ils naviguèrent longtemps, s’abreuvant d’eau de pluie.
Enfin ils s’échouèrent sur un rivage de sable. Ils cherchèrent l’eau qui pénètre dans les terres, l’eau douce qui porte la vie, l’eau que remonte le saumon, fleuve, rivière, puis ruisseau.
Ils trouvèrent un cours chargé de limon. Ils le nommèrent Le Nouveau Fleuve, puis ils le suivirent jusqu’à ce que son chant ne soit qu’un murmure entre les pierres.
Ils étaient arrivés. Au bord de ce ruisseau, ils dénouèrent leur lien et se mirent au travail.
Une vie nouvelle commençait sur une montagne qui semblait vierge.
Ils ne pouvaient voir qu’ils étaient revenus quasiment au même endroit.
Les voyants avaient péri, la montagne s’était transformée, déjà la végétation repoussait.
Ainsi se termine l’histoire, on tourne en rond, comme toujours, une boucle, comme la boucle d’un lacet, le lacet d’une chaussure qu’on enfile pour s’engager dans d’autres sillons….
La mer
(Flamanville, Manche, 1ier juin,10h 55)
Elle n’avait jamais vu la mer.
Elle ne connaissait que la rue d’Anjou à Paris.
De chez elle au numéro 4 à la blanchisserie au numéro 56.
Le jour de sa retraite elle a eu une prime.
Elle était contente. Elle n’avait jamais eu autant d’argent d’un coup.
Elle avait bien travaillé. Son patron était un homme bon.
Elle ignorait que cette prime était obligatoire.
Il lui avait dit: Il va falloir vous arrêter.
Ses mains, son dos douloureux, cette toux chronique… Elle avait dit oui.
Il lui avait dit: Qu’allez vous faire de tout ce temps?
Elle avait dit: J’irais voir la mer.
Elle a pris le train gare Saint-Lazare, à trois rues de chez elle.
Elle avait une petite valise simili cuir.
Elle avait un chapeau de plage comme on en fait plus.
Elle a regardé le paysage par la fenêtre pendant tout le trajet.
C’était bien plus vaste que le square Louis XVI à côté de chez elle.
Elle est descendu à Cherbourg, puis elle a pris un car pour Flamanville.
Elle avait trouvé dans la poche intérieur d’un costume qu’elle nettoyait tous les mois une photo de Flamanville.
C’était le costume d’un ingénieur très poli.
Elle lui avait montré la photo, qu’elle trouvait très jolie.
Il avait dit: Gardez la. Bientôt vous ne me verrez plus, je pars travailler là bas, à la centrale.
Elle avait accroché la photo sur le placard où était rangé la valise.
À Flamanville, elle a pris une chambre à l’Auberge du Sémaphore
La patronne était très polie, aussi.
Elle lui a dit: Prenez la 56, face à la mer. C’est la plus agréable.
Voyez-vous madame, quand j’ai ouvert l’hôtel, les chambres n’était pas numérotées. j’ai demandé aux premiers clients de leur choisir un numéro. C’est un ingénieur de la centrale, fort bien d’ailleurs, et particulièrement poli, qui lui a donné le 56.
Si vous avez besoin de quoi que soit n’hésitez pas.
Elle a répondu: Merci beaucoup, j’ai seulement besoin de regarder la mer.
La chambre était grande, lumineuse. Aux murs il y avait du papier à fleurs, au dessus du lit, un tableau avec un cheval sauvage qui galopait sur une plage, un cheval blanc.
Elle a fermé la porte à clé, elle a ouvert grand la fenêtre, elle a poussé une chaise devant la fenêtre, et elle s’est assise, face à la mer.
Ses cheveux sont devenus blancs, d’un coup.
Les éphémères
(Vaucresson, 10h 50)
Il te reste quelques minutes à vivre
Minuscule éphèmère
Sur le bord de la fenêtre
Tu n’a plus la force de voler
Tes ailes tremblent dans le courant d’air
Si fragiles
Vous étiez là avant nous
Il y a trois cents millions d’années
Si discrètes
Vous serez là encore après nous
J'ai descendu dans mon jardin...
(Chrysoméles du romarin, Vaucresson, 18 juin, 20h 35)
Il n’y avait qu’un disque à la maison. Un disque de vieilles chansons françaises.
J’avais les yeux à hauteur du phonographe sur la table basse. Ma mère se penchait pour placer le disque. Je voyais d’abord ses mains, longues, fines, qui tenaient le disque avec tant de précaution. Puis je levais la tête, je voyais alors se balancer au bout de deux lobes charnus, une paire de boucles d’oreille qui attrapaient la lumière. La première chanson était « J’ai descendu dans mon jardin pour y cueillir du romarin », puis il y avait « Nous n’irons plus au bois, les lilas sont coupés », « Il était une dame tartine », « Malbrough s’en va-t-en guerre », et d’autres encore.
Je regardais tourner le disque jusqu’au bout, puis je disais « encore », pour les mains, pour les boucles qui se balançaient, pour le romarin dans le jardin, le parfum du lilas, le palais sucré de dame Tartine, et le chagrin de dame Malbrough. À la maison on ne chantait pas, alors j’écoutais, je regardais, seulement, de tout mon cœur.
Et ce soir je chante « J’ai descendu dans mon jardin…. »
Aqua Mater
(Esplanade de La Défense, Hauts-de-Seine, 10h 55)
À grand renfort de prouesses technologiques, on a édifié sur l’esplanade de La Défense ce pavillon de bambou, imaginé par l’architecte Simon Velez sur le modèle des malocas, grandes maisons communautaires habitées par des indiens d’Amazonie en Colombie ou au Brésil.
Dans cette écrin de bambou, au pied des buildings on peut voir la magnifique et nécessaire exposition de Sebastão Salgado, Aqua Mater, qui nous dit la fragilité de l’eau.
À l’entré du pavillon, est affiché sur un grand panneau ce texte de Gaston Bachelard, extrait de L’eau et les rêves: Essai sur l’imagination de la matière :
« Devant l’eau profonde, tu choisis ta vision; tu peux voir à ton gré le fond immobile ou le courant; la rive ou l’infini; tu as le droit ambigu de voir et de ne pas voir; tu as le droit de vivre avec le batelier ou de vivre avec une race nouvelle de fées laborieuses, douées d’un goût parfait, magnifiques et minutieuses.La fée des eaux, gardienne du mirage, tient tous les oiseaux du ciel dans sa main. Une flaque contient un univers. Un instant de rêve contient une âme entière. »
Un peu plus loin, deux panneaux de même taille sont consacrés aux mécènes, Vinci et Decaux.
Je vais de photo en photo, subjugué par les noirs et blancs du photographe et amusé par les commentaires d’un groupe d’enfants en visite. Devant la photo d’un iceberg sculpté comme un château par les vents, ils polémiques sur leurs héros de séries préférés.
Et tandis que je m’interroge sur l’inévitable contradiction entre l’humanisme, l’engagement du photographe, et la puissance des mécènes, dehors, dans une cabane de métal surchauffée par le soleil qui claque sur la dalle, les deux caissières de l’exposition suent déjà à grosses gouttes.
Pleine lune
(Vaucresson, 14 juin, 23h 30)
Je regardais monter la lune. J’attendais qu’elle se pose, au sommet d’un sapin, au dessus des toits.
Une fenêtre s’est allumée, au dernier étage d’un immeuble sans charme, pas loin du sapin.
J’aperçus un homme tourner, tourner en rond dans la lumière électrique.
Une deuxième fenêtre s’est allumée, au dernier étage, sous les cheminées.
J’aperçus une femme tourner, tourner en rond dans la lumière électrique.
Puis les deux fenêtres se sont éteintes, en même temps.
Quelques instants plus tard, la lune était plus haute, pas encore à la pointe de l’arbre, et l’homme et la femme s’enlaçaient sur le toit.
Puis je les ai vus grimper dans l’arbre, jusqu’à la dernière branche, et la lune se rapprochait…
Partitions
(Plage de Sciotot, Les Pieux, Manche, 31 mai, 16h 40)
Le ciel est comme une partition d’Anouar Brahem.
Rick est immobile au bord de l’eau.
La mer joue de l’oud.
Rick s’enfonce légèrement dans le sable humide.
L’eau froide vient lécher ses pieds nus.
Avant hier il se rêvait poisson, hier oiseau.
Quand la mer se retire, les coquillages s’enfouissent.
Apparaissent alors de petites bulles qui percent le sable.
Aujourd’hui Rick se demande quel effet ça fait,
creuser, s’enfouir, l’abrasion du sable,
écouter ce qui se passe sous ses pieds,
et répondre au ciel et à la mer.
(17h 30)
La Truite
(Vaucresson, 7 juin, 21h)
Je buvais une Caïpi au Strogoff boulevard Poissonière.
Le barman a flashé sur ma chemise, Tony Montana, m’a-t-il dit.
Je venais de voir un réjouissant spectacle musical, La Truite.
J’étais sur les grands boulevards comme un alevin dans le courant.
J’avais le pied qui battait la mesure et le gosier qui palpitait.
J’ai vu deux gars s’approcher, lunettes noires et panama.
Le plus grand a dit: Il faut noyer le poisson.
Le plus petit: la perruche mange mon cœur.
Les deux ensemble: Un Spritz, s’il te plait.
Y avait anguille sous roche, du mot de passe au comptoir.
Ou peut-être rien d’autre qu’un brin de désespoir.
Ils ont bu sans rien dire, le petit faisait du bruit avec sa paille en aspirant le fond du verre.
Ce bruit là, le silence de l’autre, ça sentait la mélancolie.
Ils ont commandé un deuxième verre.
Le grand a fait discrètement glisser une enveloppe sur le bar.
Le petit l’a planquée dans sa poche révolver.
Ce geste là, la mine des deux gars, ça sentait l’embrouille.
Au troisième verre, ils sont sortis.
J’ai voulu en savoir plus, et comme j’avais une gueule de cinéma, dixit le barman, je les ai suivis.
Ils sont descendus jusqu’aux quais. Il y avait de la brume sur la Seine.
Ils ont attendu, en fumant des cigarettes et en regardant passer les bateaux mouches.
J’étais planqué derrière une pile de pont, ça sentait la pisse et la rouille.
Trois autres gars se sont pointés.
Boites de contre-basse, hautbois et guitare, de quoi cacher des armes.
Je me suis fait plus petit dans mon coin d’ombre, j’ai peut-être une gueule mais je ne suis pas cascadeur.
Vous ne me croirez pas, mais ce sont des instruments de musique qu’ils ont sortis.
Le temps d’un accord, et ils se sont mis à jouer, mille variations de La Truite de Schubert,
à minuit sur les quais, avec les projecteurs des bateau-mouches, et ça swinguait sacrément,
Et j’ai vu sauter hors de l’eau des centaines et des centaines de poissons, et les écailles brillaient sous la lune et les réverbères, et la surface n’en finissait plus de vibrer de ronds dans l’eau.
Médusé, j'étais.
C'est grand
(Bousbach, Moselle, 8 juin, 21h 30)
Ce matin, à Kerbach, après une nuit délicieuse à Bousbach, je jouais pour la dernière fois L’Arbre Roux, un spectacle que j’ai joué pour la première fois à l’automne 1979.
À un gamin qui me demandait mon âge, j’ai répondu mille ans. Il m’a regardé avec de grands yeux en disant: C’est beaucoup…
En partant j’ai encore une fois regardé le ciel, et la plaine….
C’est grand, il y a tant à faire!
Chayton, le faucon
(Sainte-Cécile-Plage, Camiers, Pas-de-Calais, 19 mai, 21h40)
Les nuages vont dans un sens, le porte-conteneurs dans l’autre.
De la Manche à la mer du Nord, par mer calme.
Prochaine escale Rotterdam.
Et le nuage noir s’en va vers l’ouest.
Qui a entendu parlé d’un indien Lakota de la réserve de Rosebud engagé comme mécanicien sur le Guadalupe?
Les Sioux ne sont pas marins et pourtant.
Chayton a quitté le Dakota, prit la route jusqu’à New-York et s’est embarqué sur un Cargo qui portait le nom d’une mexicaine croisée un soir de dérive, Guadalupe.
Chayton, le faucon, a pris la mer un jour de printemps.
A fond de cale, les mains pleines d’huile ou éprouvant le roulis du navire sur la passerelle, il n’est plus Le Faucon des plaines qui s’épuise à ne pas choisir entre tradition et modernité.
Chayton le matelot s’en va vers le nord de l’Europe.
À Rotterdam il mettra pied à terre, titubera sur les quais, rencontrera peut-être une autre fille, Betty, Anouk ou Elsie.
Il lui parlera de l’homme blanc qui a sauvé son arrière-grand-père à Wounded Knee.
Un soldat du 7ième régiment de cavalerie, Yngvar, un jeune homme venu de Norvège, qui s’était interposé quand ses camarades voulurent achever l’arrière-grand-père à peine âgé de vingt cinq ans blessé d’une balle à l’épaule.
Chayton a entendu cette histoire des centaines de fois. Yngvar et son arrière-grand-père étaient devenus comme des frères.
C’est pour connaître la terre d’Yngvar que Chayton s’en va au nord.
De Rotterdam il continuera par les routes, il marchera autant qu’il peut, il veut respirer cet autre continent.
Il a l’intuition que le pays d’Yngvar n’est pas si différent, il veut savoir, et pourquoi pas refaire le voyage d’Yngvar.
La nuit vient. Chayton est sur la passerelle.
Dans le ciel, il voit son arrière-grand-père qui revient de Norvège.
Khokhonoka à Saint-Cucufa
(Poule d’eau, Khokhonoka en sotho, sur l’étang de Saint-Cucufa, Rueil-Malmaison, 15h 35)
Elle est discrète et facétieuse.
Difficile de la prendre au sérieux avec ses grands pieds et son bec rouge.
Au nord de l’Afrique du sud on la nomme Khokhonoka.
C’est ainsi que je la nommerai ici pour rimer avec Saint-Cucufa.
Le Grèbe huppé
(Sciotot, Les Pieux, Manche, 1er juin, 22h 20)
Une petite maison de granit,
en face une route, puis un champ, puis la mer.
Je suis resté là quelques jours.
Chaque soir je courais le nez au vent jusqu’au bout du champ pour essayer de décoller,
comme le grèbe huppé court sur l’eau.
J’y suis presqu’arrivé.
Maris Stella
(Cap du Rozel, Les Pieux, Manche, 31 mai, 18h)
Maris Stella, la Vierge des marins, veille au sommet du Rozel.
La mer est calme mais la pierre se souvient.
Je voudrais la voir pivoter, briller jusqu’à l’est
Où l’on se bat dans ce qu’il reste de villes et de villages.
Aujourd’hui la guerre est en troisième page du journal,
Quelques lignes tout en bas.
Au bar on ne parle que de la reine d’Angleterre
Et de Rafaël Nadal.
Au large, à quelques milles vers le couchant,
Jersey et Guernesey n’ont nulle besoin de Maris Stella.
En exil à Guernesey, par les grandes baies vitrées de son bureau,
Victor Hugo voyait les côtes françaises.
Il n’y avait rien en ce temps au sommet du Rozel,
Du vent et quelques pierres.
Hugo écrivait le visage tourné vers l’est,
Les Misérables, les Travailleurs de la Mer, l’Homme qui Rit…
Aujourd’hui on visite sa maison, Hauteville House,
On s’extasie, on fait des photos.
Et Maris Stella se souvient des tempêtes
Et lentement, très lentement pivote vers l’est…
Le nuage et le rocher
(Flamanville, Manche, 10h 50)
Le rocher dit au nuage:
Je voudrais aller et venir, apparaître et disparaître, filer comme le vent, n’être que de passage.
Le nuage dit au rocher:
Je voudrais être immobile, à la même table, goûter aux saisons, aux aubes et aux crépuscules.
Ils vont si bien ensemble.