Le soir venu
(Bois de Saint-Cucufa, 14 septembre, 18h 35)
Au bois de Saint-Cucufa
Le soleil traine des pieds le soir venu
Une pensée pour nos chers disparus
Le libraire et le gardien de phare
(Mölle, Suède,11 juillet 2016, 20h 22)
Cette après-midi Anne nous a parlé de son grand-père passionné de livres anciens qui avait abandonné toutes ses occupations pour tenir une petite librairie spécialisée à Paris dans le sixième arrondissement. L’un de ses bons clients était un gardien de phare de Ouessant qui une fois par an venait en Solex faire provision de livres. J’aurais aimer connaître ses lectures, les goûter dans de hauts lieux de solitude. Avait-il dans sa bibliothèque le fantastique roman de Rachilde paru fin XIX ième, La Tour d’Amour, monument d’épouvante, l’histoire de deux gardiens de phare isolés, de la folie du plus ancien qui comble son manque d’amour avec une belle naufragée dont il conserve la tête dans un bocal?
Prendre la mer
(Hendaye, 22 août, 20h 20)
Une vie tranquille, à fabriquer brosses et balais pas loin de la mer, et chaque soir, un peu fatigué, aller sur le port rêver de voyages au long cours. Il louait un petit appartement en centre ville, il fallait un bon quart d’heure de marche jusqu’au port, l’air de l’océan de plus en plus prégnant au fur et à mesure de son approche le revigorait, jusqu’à ce que le claquement des haubans contre les mats métalliques lui fasse oublier sa journée de labeur. Un an avant la retraite il reçut un petit héritage d’un oncle d’Argentine, un berger basque parti faire fortune en Amérique. Son premier souhait fut d’acheter un voilier et de prendre la mer. Faire le tour du monde, et porter des chemises à fleurs comme Antoine. En prenant ses premières leçons de navigation il découvrit qu’il était sujet au mal de mer, un violent mal de mer, son vieux rêve s’avérait compliqué. Il renonça à s’offrir un bateau. Par contre, il acheta un appartement surplombant le port. Un appartement orienté à l’ouest, il voit au couchant briller les eaux calmes de la rade. Les jours de gros temps, il laisse les fenêtres ouvertes et s’assoit sur le balcon. En bas les bateaux tanguent, les haubans claquent, en haut se sont les volets qui frémissent, la pluie lui pique le visage, elle a un goût d’embruns, elle entre dans l’appartement, il faudra écoper, il ne bouge pas, il ferme les yeux, il s’en va voir son oncle par-delà l’océan.
Miniatures éphémère
Se retirer du monde
(Vaucresson, 19 août, 18h 20)
Se retirer du monde
lové dans une feuille de lilas
un peu en hauteur
pour la vue
ne rien faire
que regarder, sentir, écouter
ne pas craindre le vent
qui fait osciller la feuille
parler à l’escargot
avant qu’il ne dévore l’abri
chaque son chaque parfum
un souvenir
un chien qui aboie
une frayeur au fond d’un jardin
un grand bénitier et l’odeur du buis
l’herbe coupée
la rentrée des classes
fouiller la mémoire
au plus loin
trois enfants qui sautent sur un grand lit
le dessus de lit est vert
un chien monte la garde devant la porte
les roses
les groseilles à maquereau
les feux de jardin
le parfum des terrains vagues
tous les terrains vagues
forêt vierge et île au trésor
une tonnelle rouillée
les bordures arrondies du potager
les marches du perron
granuleuses sous les fesses culottées de court
les cachettes
derrière les framboisiers
le long des palissades de bois gris
les courses
les oiseaux du matin
ceux du soir
le parfum de l’arrière-cour pavée
le pain viennois du grand-père
et déjà cette sensation de profonde solitude
Le Furtif
(Frasnay-Reugny, Nièvre, 4 septembre, 8h 10)
C’est un arbre qu’il connait bien, sur la route du Ravier, un arbre crochu, un arbre à idées noires, un
vieil arbre à moitié mort, mangé par le gui. Un jour où il fonçait tête baissée sous une pluie fine, le cœur martelé par les insultes du père, il avait dérapé sur les graviers et s’était étalé dans les ronces au pied de l’arbre, le guidon du vélo au creux de l’estomac. Ce jour là les mûres avaient un sale goût, et même l’arbre semblait lui en vouloir. Il s’était relevé tout écorché et avait gueulé, vous ne m’aurez pas, je vous tuerai avant. C’est ainsi qu’était née sa vocation, puisqu’il n’était bon à rien, il tuerait. Son premier mort fut le père, accident de tracteur conclurent les gendarmes, il avait treize ans, insoupçonnable. Il eut même droit à un soutien psychologique. Ces entretiens lui permirent de tester et renforcer ses capacités d’embrouille. À vingt ans il fut repéré par un marchand de bestiaux un peu mafieux qui en fit son bras droit. Il y avait de quoi faire sur le marché de la Charolaise, entre les trafics de produits vétérinaires et les mises au pas autour du grand syndicat, son absence d’états d’âme faisait merveille. Mais la campagne nivernaise était trop douce, tabasser ne lui suffisait pas, il voulait tuer, zigouiller, dézinguer, buter, flinguer, liquider. Il lui fallait des grands, des Capone, des Costello, des Luciano, des patrons qui font le vide quand c’est nécessaire. Il avait quitté sa terre pour la ville, la grande ville, celle qui fume, qui gueule, qui dégueule, la ville où on ramasse et on arrose, où les affaires se traitent dans les arrière-salles, et les comptes se règlent dans les arrière-cours. Il avait fait carrière chez un italien nommé Toto Gambino, descendant du célèbre Carlo Gambino. Il avait dessouder cent trente deux personnes sans jamais se faire pincer, on le surnommait Le Furtif. Une fois par an, à la fin de l’été il revenait au pays auprès de l’arbre, faire le décompte des morts en mangeant des mûres.
Cette année, c’est la dernière fois. Il prend sa retraite, il a assez tué, il est en paix, les morts sont morts, l’arbre est toujours là, de plus en plus croche, de moins en moins feuillu.
Le Furtif regarde l’arbre, penche la tête, se souvient de ses genoux écorchés, du guidon dans le ventre, il dit : Même pas peur! et il s’en va sans se retourner.
Les ruisseaux
(Travaillan, 19 septembre, 18h 45)
L’une des dernières images que je ferai à Travaillan, le ruisseau l’Alcyon, ancien canal d’irrigation. Ici le territoire était parcouru de canaux, les anciens savaient gérer les eaux, un savant jeu de vannes dites martelières permettait d’irriguer les champs à heures précises. L’Alcyon passe derrière la maison bien nommée la Martelière, la maison que nous quittons définitivement dimanche. Le petit bruit de l’eau, les araignées d’eau (Gerris lacustris ou patineuses), la lumière du soir, il me semble que toutes les enfances heureuses ont leur ruisseau. Le mien était en Ariège en bas d’un bois, nous y péchions les écrevisses. Nous remontions fièrement le bois en fin d’après-midi, nos prises dans un pot au lait, notre diner. Les ruisseaux où on lance des bateaux de papier ou de bois voilé de feuilles, les ruisseaux où on se rafraîchit les pieds en été, les ruisseaux que l’on traverse en équilibre sur les pierres, les ruisseaux qui nous désespère quand ils sont secs, qui nous effraient lorsqu’ils débordent et nous apaisent lorsqu’ils sont sages, les ruisseaux où viennent boire les bêtes qui laissent leurs traces sur les berges, les ruisseaux chantent la vie qui passent et les histoires de celles et ceux dont ils ont irrigué les terres.
Cuvée 2024
(Travaillan,18h 50)
Promenade le long de l’Aygues, la lumière est douce, le Ventoux est dans la brume, les raisins sont murs, les vendangeurs se pressent à l’embauche. Comment sera la cuvée 2024? La météo a été capricieuse cet année, les vignes n’apprécient guère. Par contre, les vignes qui entourent la maison, la Martelière, de Françoise et Claude donneront un vin chargé de souvenirs, le vin d’une vie à regarder chaque matin le Mont Ventoux par la fenêtre. Claude est parti le premier, il avait 96 ans, Françoise l’a suivi six mois plus tard à 95 ans. Dimanche nous quittons la maison avec un camion plein, la maison va être vendue, nous ne reviendrons pas de sitôt marcher le long de l’Aygues. Quand le vin sera tiré nous trinquerons à la Martelière qui a marqué le cœur de nos enfants.
Firmine et la lune
(Vaucresson,5h 55)
Sur le quai de la gare de Vaucresson, Firmine attend le train de six heures, le train des trimards qui rabiotent quelques minutes de sommeil dodelinant de la tête le temps du trajet. Firmine regarde la lune pleine entre les arbres de l’autre côté des voies. Sacré lune, Firmine n’a pas fermé l’œil de la nuit, c’est chaque fois pareil, la lune l’asticote, la fait se tourner et retourner dans son lit, jusqu’à ce qu’elle se lève pour la regarder par la fenêtre. Firmine et la lune, c’est une vieille histoire, Firmine est née un jour de pleine lune dans une salle de bain carrelée de jaune. La lune prenait toute la place dans la lucarne au dessus de la baignoire. Quand elle était gamine, elle se levait quand la lune était suffisamment grosse pour éclairer tout le minuscule appartement. Elle défiait l’astre. Tu t’en ira la première, lançait-elle à la lune, et elle restait debout jusqu’à ce que la lune disparaisse, fière d’avoir tenu tête à la planète. Maintenant c’est elle qui doit quitter le face à face, faut bosser, il y a des horaires strictes, elle ne peut plus attendre comme ça que la lune s’échappe. Le train ne va pas tarder. Firmine fixe la lune prise dans le feuillage. Elle aperçoit un petit homme assis dans l’arbre, un petit homme qui regarde descendre la lune. Restera-t-il sur sa branche jusqu’à ce que la lune s’en aille? Il faut qu’elle voit ça, quitte à laisser passer le train…
Anxiété
(Saint-Cloud, Hauts-de-Seine, 16h 10)
Elle est seule dans la salle d’attente du cabinet médical. Un bas de porte chuinte sur le parquet, des voix parlent bas, la maladie se fait discrète. C’est autre chose dans sa tête. Elle y prend trop de place, plus qu’elle n’en devrait. Qu’elle calme son anxiété, et elle ira déjà un peu mieux. Elle le sait, mais l’anxiété ça s’invite sans prévenir, parfois c’est tenace, parfois ça s’en va aussi vite que c’est venu, on ne sait pas trop pourquoi. Le médecin tarde, c’est signe qu’il prend son temps avec le patient précédent, plutôt un bon signe. Elle a déjà feuilleté toutes les revues posées sur la table. Elle n’a regardé que les images, impossible de se concentrer sur la lecture des articles. Elle cherche un point où fixer son regard, le tableau, le porte-manteau, les rideaux… Soudain elle revoit son grand-père qui les matins d’automne allait aux champignons dans les sous-bois derrière chez lui. Elle le voit légèrement vouté fouiller les feuilles de la pointe de sa canne, elle voit la côte qui mêne au bois derrière la maison, des parfums reviennent, les feux de jardin, l’humus et surtout l’odeur de tabac froid collée à ses vêtements défraichis et à sa moustache jaunie, le parfum de son grand-père si prégnant quand il s’approchait pour lui montrer le champignon qu’il venait de trouver, un champignon délicieux disait-il en lui ébouriffant les cheveux. Et là, devant la silhouette de son grand-père, elle va déjà mieux.
Une forêt pétrifiée
(Forêt de Rambouillet, 18 janvier, 14h 10)
Il rêvait d’une forêt pétrifiée, perles de glace aux branches, feuilles qui cassent et craquent sous les pas, quand le froid l’a réveillé. Le jour se lève à peine. Il remonte jusqu’aux épaules la couverture qui est à ses pieds, il se recroqueville dans le lit comme une bête qui se love et s’enfouit sous la paille. Il garde les yeux ouverts. Il doit être six heures, la lumière n’est franche qu’à sept heures trente, nous sommes début septembre, cette fraicheur est précoce. Il écoute la rue, les premières voitures, les éboueurs ne devraient pas tarder. Les oiseaux se taisent, moins nombreux à la fin de l’été. Il se tasse un peu plus, une main entre les cuisses l’autre sous l’oreiller. Il n’a plus sommeil mais il ne se lève pas, il commence tout juste à se réchauffer. Il n’a pas besoin de se lever, personne ne l’attend ce matin, ni demain, ni après demain. On lui a pourtant souhaité une bonne rentrée, mais comment répondre qu’on ne travaille plus, qu’on ne fait plus qu’inventer des projets qui ne verront jamais le jour. Alors il ferme les yeux, quelques bribes du rêve reviennent, il veut retourner dans cette forêt, reprendre son rêve, s’endormir à nouveaux, fouler les feuilles de verre entre les troncs noirs, il y a quelque chose à découvrir dans le sous bois, il en est sûr, quoi, il ne sait pas, si ce n’est que c’est important, vital même. Il fait chaud maintenant sous la couverture, il se détend. À l’instant où il se rendort, il se dit que c’est pas mal comme projet, explorer cette forêt pétrifiée.
L'inspecteur
(Saint-Pantaléon-de-Lapleau, Corrèze, 11 août, 8h 10)
C’est son premier jour sans contrainte. Après vingt cinq ans de ménage elle a droit à la retraite. Vingt cinq ans d’aubes blafardes, de trajets silencieux où l’on se regarde sans se voir, où les corps somnolents s’abandonnent au rythme des trains et des bus, vingt cinq ans dans des bureaux vides, balai et chiffon en main, à veiller à ce que tout soit nickel pour ceux qui se lèvent plus tard. Vingt cinq ans pour oublier à force de frotter dans les étages des tours désertes ce qui l’a fait quitter définitivement sa maison, son village, son pays.
Elle avait autrefois un mari violent, un mari beau comme Delon mais violent comme l’ orage, un mari qui claquait et hurlait au moindre faux pas, un mari sans humour à la susceptibilité électrique, un mari qu’elle avait aimé à la folie. Un jour d’été, alors que le vent et la pluie s’acharnaient sur la maison, volets battant, carreaux ruisselant, elle avait planté une paire de ciseaux dans le cœur de l’homme grimaçant. Elle avait trainé le corps dans la boue sous l’averse acérée jusqu’à la porcherie, là elle avait abandonné dans la fange le corps sanguinolent. En quelques jours les porcs en avait avalé les trois quarts. Le reste avait fini au fond de la rivière dans la gueule des écrevisses. Elle avait porté deux brouettes de lambeaux du mari mêlés au purin jusqu’au débarcadère.
Les autorités avait mis plusieurs mois avant de s’intéresser à la disparition de l’homme dont on ne retrouva jamais la moindre portion de corps. Un inspecteur l’avait longuement interrogé. Plusieurs fois, alors qu’elle pensait qu’ils avaient renoncé à élucider cette disparition, il était revenu la voir. Elle était convaincue qu’il se doutait de quelque chose. Puis un jour on en parla plus. Elle attendit un an de plus et quitta le pays.
Longtemps, le simple contact du tissu mouillé sur la peau faisait surgir cette nuit d’orage. Puis à force de trimer aux aurores, l’horreur s’était éclipsée.
Son premier jour sans contrainte. Elle s’est levée tard. Elle a pris le train, pas en direction du centre ville cette fois ci, dans l’autre direction vers la banlieue, vers les bois où l’on peut jouir des dernières senteurs d’été, jusqu’à la dernière station. Au moment de descendre du train, un homme devant elle ouvre la porte, un homme grand, sa veste est sale, de la poussière sur l’épaule. D’un geste machinal elle balaie de la main la poussière accrochée au tissu. L’homme se retourne. Il a les cheveux blancs, le front ridé, rides de perplexité, mais ses yeux, ses yeux qui s’accrochent, elle les reconnait immédiatement, l’inspecteur!
Créations
(Les Hauts-de-Loye, Morogues, Cher, 5 septembre, 18h50)
Ce soir je joue Le Pas de la Tortue chez Nathalie dans une belle demeure au sommet d’une colline boisée à Morogues. Je suis arrivé hier en fin d’après midi. J’ai trouvé dans le sous bois une flaque de lumière pour y réveiller mes personnages. Je les ai regardés s’ébattre en me demandant qui avait pu m’inventer moi.
Une bonne place
(Frasnay-Reugny, Nièvre, 4 septembre,10h 15)
C’est une bonne place pour lire. La lumière affleure, on perçoit dans le dos la présence paisible et rassurante des vaches de l’autre côté de la route étroite. De temps en temps passent une voiture ou un tracteur. Alors on fait une pause, on quitte le livre, on se demande qui passe, va-t-il s’arrêter, nous saluer, demander des nouvelles, on reste en suspend, quelques secondes, l’oreille tendue, le regard dans le vide, jusqu’à ce que le silence retrouve sa place. Puis on reprend la lecture, on va plus loin dans le livre, on s’enfonce, comme on va en forêt, attentif au moindre bruissement, on disparait.
L'œil du grand-père
(Travaillan, 31 août, 9h 30)
Il y avait les deux yeux du père, secs comme une trique et puis il y avait l’œil du grand-père, doux comme la lune, le grand-père qui avait perdu l’autre œil dans un combat pas très réglo avec des fachos. C’était dans l’œil du grand-père qu’il avait trouvé force, courage et confiance, ce petit gars des champs pas très à l’aise avec le monde, ce rêveur qui fuyait la lumière pour mieux voir les étoiles, c’était le regard du vieux qui l’avait fait sortir du bois. Il en avait parcouru du chemin, et maintenant il était bloqué dans une station spatiale. La navette de retour était défectueuse, il fallait attendre deux ou trois mois la prochaine mission. Il n’avait aucune inquiétude, il patienterait en regardant la terre de là-haut douce et ronde comme l’œil du grand-père.