Pukapuka
(Venise, Italie, 22 janvier)
Aldo est né là haut, au dessus du pont Briati, au troisième étage, sur un grand lit blanc, entre une armoire et un coucou suisse, sous un portrait de Nijinski dans L’après-midi d’un faune. Sa mère était danseuse, son père gondolier, son grand-père gondolier. Le coucou a chanté onze heures, Aldo est né, sa mère s’est dit avant même de regarder l’enfant: Chouette, je vais à nouveau danser. Le père s’est dit: Chouette, un fils, il sera gondolier. Aldo a crié si fort que tout le quartier l’a entendu. Le voisin du premier s’est dit: Oh, il sera chanteur celui là. La voisine du second s’est dit: Tiens, voilà donc un petit dictateur. Et le marchand de journaux s’est dit: La relève est assurée.
La mère a laissé le bébé au père et s’en est allé danser, le père a laissé le bébé à la voisine du second, hors de question de promener les touristes avec un braillard à bord. La voisine du second, qui avait déjà huit enfants, a laissé le bébé au voisin du premier. Celui ci a laissé le bébé au marchand de journaux, sa femme n’avait jamais voulu d’enfant et elle n’allait pas commencer avec celui d’une autre.
Le marchand de journaux était un homme tendre et attentionné qui savait comment s’y prendre. Aldo a grandi dans le kiosque, chaque jour un journal différent entre les mains. Au début il froissait ou mangeait le papier, puis il a commencé à s’intéresser aux signes et aux images.
Il y avait les journaux italiens bien sur, la Stampa, l’Unita, le Corriere della Serra, Il Piccolo… Mais il y avait aussi tous les grands journaux étrangers: le Monde, le Washington Post, El Pais, Der Spiegel, The Times, Le Soir, Le Mainichi Shimbun… Aldo regardait tout, écoutait attentivement les étrangers qui demandaient un journal ou simplement leur chemin. Aldo avait des yeux immenses, bruns, si grands, quand il vous regardait on se sentait comme un journal, fragile, prêt à être mangé par ce petit bout d’homme.
À quatorze ans Aldo parlait Italien, allemand, anglais, espagnol, français, portugais et un peu de chinois. Oh, bien sûr il mélangeait un peu tout, mais on le comprenait.
Il ne devint ni gondolier, ni marchand de journaux, ni chanteur, ni dictateur, ni psychanalyste, il devint linguiste et s’intéressa aux langues rares, en voie de disparition. Il alla jusqu’aux îles Cook, sur l’atoll de Pukapuka. On y parle le Pukapukan, on y ignore l’écriture. Aldo appris la langue et traduisit quelques poètes italiens qu’il lut aux habitants. Une jeune femme tomba sous le charme. Aldo l’épousa et décida de rester jusqu’à ce qu’il ait traduit toute l’œuvre de Dante en Pukapukan.
Hélas un cyclone ravagea l’île, son épouse fut emportée par les eaux et ses travaux détruits.
Aldo revint a Venise. Trente ans qu’il n’y avait plus mis les pieds, même pour la mort de ses parents. Le marchand de journaux s’était chargé des obsèques. Leur cendres avaient été dispersées dans la lagune. L’appartement n’avait pas changé. Le portrait de Nijinski était jauni, le coucou ne marchait plus, la clé de l’armoire avait été perdue.
Aldo a accroché une photo de sa chère polynésienne à côté de celle de Nijinski, il a fait monté une quantité phénoménale de livres, et il a juré de rester à Venise jusqu’à sa mort, de reprendre ses travaux de traduction et d’écriture Pukapukan.
Voilà cinq ans qu’Aldo est revenu là haut après avoir fait le tour du monde. Quand après avoir beaucoup écrit il fait une pause, il fume une cigarette et boit un verre de Grappa sur la terrasse. De là haut il voit tout le quartier où il a grandi, le Dorsoduro, le quartier limitrophe, San Polo, et le quartier San Marco, de l’autre côté du grand canal. Par très beau temps, il aperçoit les montagnes loin au nord. Il se dit alors que Venise est une ville où il suffit de monter sur sa terrasse avec un verre de grappa pour naviguer. Il ferme les yeux, il voit son épouse arriver par la lagune dans une pirogue polynésienne.