(Hendaye, 20h 55)
L’océan a-t-il renoncé à toute révolte?
Un petit jardin en Normandie
(Camelia, les Alleries, Hercé, Mayenne, 24 avril, 18h 55)
C’était un petit jardin en Normandie,
Un soir d’élection où l’on craint le pire,
Où le cœur bat comme dans un mauvais suspens,
Où la radio fait trop de bruit.
Il y avait un camélia en fleurs.
J’ai attendu que le soleil s’y pose,
Comme parfois je t’attends
Au bout d’un quai, dans un café ou à la fenêtre.
J’ai cherché des mots d’amour qu’on oublie pas,
J’ai trouvé une fleur que la lumière rendait impérissable.
J’ai commencé l’histoire d’un soldat de retour
Qui se rase la barbe pour oublier la guerre.
Mais il se coupe et rien ne s’efface.
Alors j’en suis resté à la douceur de sa peau.
C’était un petit jardin en Normandie
Entretenu par une irlandaise aux yeux bleus.
Je me suis dit que tes taches de rousseur
Avaient la douceur de son accent.
Il y avait aussi des lunaires annuelles, des jacinthes d’Espagne
Et des poissons dans une mare.
Je me suis demandé quel bruit faisaient les poissons
Quand il n’étaient pas d’accord.
Mais dans ce jardin rien ne semblait en désaccord.
Alors je me suis demandé ce que ferait une bombe
Tombée là dans ce jardin.
Des villes et des villages furent rasés il y a quatre vingts ans près d’ici.
Comme maintenant en Ukraine, totalement rasés.
J’ai regardé la fleur, le soleil était plus bas.
Le camélia était à l’ombre maintenant.
Il y eut quelques coups de tonnerre,
Mais l’orage se tenait à distance.
La nuit serait calme si l’on gardait éteintes radio et télévision.
J’ai pensé à Monet peignant les Nymphéas*
Tandis que son ami Clémenceau faisait la guerre.
J’ai regardé le ciel en écoutant les oiseaux du soir,
Puis je suis allé me coucher.
Il fallait que je sois en forme pour le spectacle du lendemain,
Car, oui, jamais je ne cesserai de raconter,
Et de chercher des mots d’amour.
* À lire, aux éditions de Minuit, le très beau et bref livre de Jean-Philippe Toussaint, L'instant précis où Monet entre dans l'atelier.
Ligne L
(Dans le train entre Suresnes et Saint-Cloud, Hauts-de-Seine, 25 avril, 20h 15)
Le train de huit heures, ligne L, comme chaque soir.
Les jours s’allongent.
Il redresse la tête, il cherche le ciel.
Autour de lui, les têtes se baissent sur les portables.
Les conversations sont solitaires.
Il veut garder la tête haute, il cherche une issue.
Il faut rectifier le dos courbé par le boulot.
Il faut réajuster le regard.
Les jours s’allongent.
Ce soir, il prendra son temps, de la gare à la maison.
Il cherche une issue.
Peut-être ne rentrera-t-il pas….
La roue tourne
(Vaucresson, 22 avril, 16h 30)
Personne ne sait encore si tout ne vit que pour mourir ou ne meurt que pour renaître.
(Marguerite Yourcenar)
La roue tourne.
Viennent de partir des hommes qui ont compté.
J’ai un jour croisé Michel Bouquet sur un trottoir à Lyon. Je venais de voir Minetti de Thomas Bernhard avec l’immense acteur et j’avais dans ma poche le livre d’entretiens avec Charles Berling, Les Joueurs. Je remarquai à peine ce petit homme discret coiffé d’un chapeau gris. Quand je réalisai qui je venais de frôler, je fis demi tour et l’interpellai avec timidité. Je n’oublierai jamais ce regard à la fois vif, plein d’humilité, aussi perçant qu’attentif tandis que je le remerciais de ce qu’il était et transmettait. Nous avons parlé à peine quelques minutes. En partant il m’a salué en soulevant légèrement son chapeau. J'avais une folle envie de théâtre.
L’un des films qui m’a le plus marqué dans ma jeunesse est La 317ième Section de Pierre Schœndœrffer avec Jacques Perrin. Plus récemment j’ai été profondément ému par L’Empire du Milieu du Sud , documentaire de Jacques Perrin sur L’Indochine (Sorti en 2010), une région qui a marqué notre histoire familiale. En sortant de la salle je pressentais l’urgence d’aller là bas sur les traces de mon grand-père et de mon père. Je n’y suis toujours pas allé. La disparition de cet homme dont j’admirais autant le travail d’acteur, auteur, réalisateur, producteur que la droiture et l’humanité ravive ce désir.
Et puis aujourd’hui j’apprends la mort du chanteur Arno, un poète brut, un rocker au cœur de porcelaine, un révolté d’une rare authenticité qui ne bégayait plus derrière son micro.
Ce soir j’écoute encore en boucle une chanson qui m’avait tant plu à sa sortie , dans le disque Human Incognito, Je Veux Vivre.
"… Je veux vivre dans un monde
Où les chiens embrassent les chats
Et où… ils dansent ..
Ils dansent une rumba.
….
Je veux vivre dans un monde
Où Dieu il est amoureux
Je veux vivre dans un monde
Sans chichis, et où... les cons
Font pas de bruit ..."
Les enfants
(Forêt de Rambouillet, 17 avril, 11h 40)
Nous marchions depuis plusieurs heures. Les arbres les mieux exposés étaient d’un vert tendre, d’autres, à l’ombre dans les vallons, n’avaient pas encore leurs feuilles. Sur les chemins, les ornières étaient pleines d’eau. On pouvait y voir plonger de minuscules grenouilles. L’appel d’un coucou, le martèlement d’un pic-vert, le chant d’une fauvette, le bruissement furtif d’un rongeur dans les fougères fanées, chaque son était une friandise. Nous avions le pas léger et insouciant.
Soudain, ce devait au bord de la route des quenouilles, je vis ce gant accroché à une branche, un gant de cuir indiquant les hauteurs. Je levai la tête. Il y avait à la cimes de arbres, se balançant dans le vent frais, des enfants, autant d’enfants qu’il y avait d’arbres, tous tenant à bout de bras des pancartes sur lesquelles était inscrit un NON en lettres épaisses et noires.
Les marins au long cours
(Maringues, Puy-de-Dome, 7h 45)
Ce sont deux enfants de la terre du milieu, deux amis qui n’ont jamais vu la mer, deux copains qui se verraient bien marins au long cours, deux petits gars qui connaissent parfaitement les escaliers dérobés où s’en aller rêver. Les jours où la plaine disparait, où la ville est prise, ils montent tout en haut du clocher qui perce le brouillard. Ils sont alors vigies perchés au sommet du grand mât, l’océan est blanc, les montagnes sont des îles et les mouettes sont noires. Ils donnent un nom à tout ce qui dépasse, l’île de la Tortue, l’île Noire, l’île Mystérieuse, l’île au Trésor, l’île du Crâne, l’île du Diable, Alcatraz, Bora-Bora ou Saint-Hélène. Depuis qu’ils savent lire, ils s’échangent leurs découvertes, et naviguant au dessus de l’école noyée dans la brume ils sont les rois de la géographie.
La mare aux fées
(Les Rouillats, Chemilly, Allier, 7h 30)
À sept heures il y avait un brouillard à couper au couteau, un brouillard qui avalait même le bruit des autos sur la route, le chant du coq et les aboiements des chiens. On distinguait à peine les deux arbres au bord de la mare. Je sentais dans l’air comme un frémissement, un froissement d’étoffe, une course furtive. Je ne bougeais pas, les pieds dans l’herbe humide, le doigt sur le déclencheur de mon appareil photo, à l’affût.
Le soleil est apparu, la brume s’est dissipée, et soudain je l’ai vue plonger dans la mare, une fée, femme vêtue de blanc, traçant dans l’air un arc parfait, disparaissant sans un bruit, à peine celui d’une larme qui tombe dans un verre.
Je l’ai photographiée, en mode rafale pour être sûr de ne pas la perdre. Pourtant il n’y a rien, sur aucune image, juste deux arbres une marre d’argent et un soleil levant.
Mais je veux y croire, tout simplement parce que cette mare ne peut être qu’une mare aux fées pour l’éternel amoureux que je suis…
Une virée
(Les Rouillats, Chemilly, Allier, 17h 10)
Si peu de lumière ce jour
Alors nous sommes partis en virée
Dans une Pontiac rose
Nous avons pris une route en chantier
Nous avons explosé les barrières
Tandis que le jaune naissant
Aux étendues de colza
Éclairait le ciel par en dessous
Et quand il n’y eut plus de route
Que la terre et le vert des champs
Quelques ornières par dessus tout
Nous avons trouvé le réconfort
Au pied d’un vieux poirier
Qui ne manquait pas d’élégance
Un peu de givre au matin
(Vaucresson, 10 avril, 8h45)
Un peu de givre au matin devient rosée aux premiers rayons du soleil.
Je voulais voir s’ouvrir la tulipe, être là à l’instant où la fleur s’affirme.
Ce n’est pas possible m’a-t-on dit, les fleurs ont leur pudeur, elles se déploient à l’abri des regards.
Alors j’ai fermé les yeux, j’ai tendu l’oreille, tout prés de sa bouche.
Et j’ai entendu… des murmures, des voix, des voix anciennes, des voix…mélangées.
Regards
(Cathédrale de Toul, Meurthe-et-Moselle, 12h 15)
Sainte Aprone, connue pour avoir tué avec sa quenouille un dragon qui terrorisait la ville, Saint Gérard, évêque de Toul, fondateur de la première cathédrale en pierre, et Ursule, simple suivante de la sainte martyre de Cologne.
On a bandé les yeux des reliques avant de les mettre sous verre.
Est-ce pour que les morts ne voient pas comment nous nous comportons?
Est-ce pour les empêcher de revenir, attirés par la lumière?
Ou bien est-ce pour cacher leurs regards qui en diraient tant sur ce que nous ne sommes pas censés connaître?
Dehors, soufflait un vent à décorner les bœufs, les gouttières débordaient, et j’étais trop légèrement vêtu. Je me suis réfugié dans la cathédrale. Il n’y avait qu’une jeune femme qui priait dans un coin et ces trois morts aux yeux bandés.
Quand je suis arrivé devant le reliquaire, j’ai vu le bandeau de Saint Gérard glisser sur son nez.
Il m’a alors regardé droit dans les yeux, tandis qu’à côté Ursule jetait un œil discret l’air de dire:Ils ne vont pas se parler quand même.
Gérard n’a rien dit mais m’a regardé si intensément que j’ai compris que là était le secret.
J’allais parler quand le bandeau de tissu s’est replacé sur ses yeux. Et j’ai entendu, oui je vous jure, j’ai entendu Ursule soupirer.
J’ai su alors qu’il me faudrait accompagner les mourants avant qu’on ne leur ferme les yeux avec le plus d’attention possible, tendre au moment du passage à l’accord des regards.
La bagarre
(Sur les chemins entre Deuxville et Lunéville, Meurthe-et-Moselle, 11h 45)
Parti à pied de Lunéville, je chemine vers le Léomont où se déroulèrent en août et septembre 1914 des combats extrêmement violents.
Les oiseaux chantent, les mirabelliers sont en fleurs, la pluie annoncée semble patienter.
Sur les hauteurs le vent est froid.
Je demande mon chemin à un vieil homme qui va d’un bon pas.
Nous marchons côte à côte pendant quelques instants.
Je lui dis que je joue des spectacles dans les écoles et qu’entre deux représentations souvent je me promène en quête d’histoires.
Il s’arrête, me regarde, songeur. Des histoires? Ah, ça, oui, ici il y en a… Il y a eu… de la bagarre, oui, de la bagarre.
De la bagarre. C’est ainsi que pudiquement il parle de la bataille qui ensanglanta la colline du Léomont.
Je pense à mon fils, Nils. On fait la bagarre, disait-il petit, quand il voulait chahuter sur le lit.
Et puis un jour ce n’est plus un jeu. On laisse l’enfance dans le coffre à jouet avec le fusil de bois et on s’en va vers l’effroi.
Je dis à l’homme l’émotion qui m’étreint chaque fois que je vais sur ces anciennes lignes de front où périrent tant de jeunes gens.
Il me regarde, surpris, puis, d’une voix douce: C’est parfois nécessaire…
Et il s’en va sur un autre chemin.
Je reste immobile, je regarde aussi loin que possible.
Qu’est ce qui est nécessaire, l’émotion, ou la guerre?
Un rayon de soleil perce le ciel ennuagé, une tache claire apparait sur la pente et je laisse ma question en suspend au dessus des haies fleuries.
Lunéville un jour d'avril en dessous des normales de saison
(Luneville, Meurthe-et-Moselle,15h12)
Les héros sont vert-de-gris
Les bassins sont vides
Le château garde les yeux fermés
Le ciel est pâle comme la mort
Un merle noir chie
Sur une tête de pierre blanche
Merles et corbeaux
Ici les oiseaux sont noirs
Même les fleurs ont peu d’éclat
Et pourtant c’est à Lunéville
Que la cuisinière du roi Stanislas
A inventé le Baba au Rhum
La Cité Radieuse
(Cité Radieuse de Briey, Meurthe-et-Moselle, 7h 50)
C’est ici que je joue ce matin, dans une école maternelle, au pied de la Cité Radieuse de Briey, un bâtiment pensé par Le Corbusier comme une utopie sociale,
Dans le spectacle des animaux unissent leurs efforts pour sauver leur arbre d’un bucheron hargneux.
Dimanche prochain l’école deviendra bureau de vote.
Sur des panneaux de métal, des visages. Une droite puante, une gauche incapable de s’entendre et un président d’un cynisme absolu.
Ce matin l’école est pleine des rires et des cris des enfants qui joignent leurs forces à celles des animaux.
La Cité Radieuse, les élections, le saltimbanque, les enfants…
Quel avenir?
Quelque chose se joue dans cette image que je ne parviens pas à formuler.
Et si c’étaient les arbres, un cercle d’arbres réunis en assemblée extraordinaire, et si c’étaient eux avant tout qu’il fallait écouter?
Les veilleurs
(Nancy, Parc de la Pépinière, Meurthe-et-Moselle, 27 mars, 17h 50)
C’était quelques jours avant que l’hiver ne fasse trois pas en arrière. Au Parc de la Pépinière les jupes étaient courtes, les manches retroussées. On se pressait dans les allées, on attendait sagement en file indienne devant le marchand de glaces. L’air était extraordinairement léger. Derrière cette sculpture en marbre blanc d’Edmond Desca intitulée « On veille », deux enfants jouaient dans un arbre en fleur. Seraient-ce eux les veilleurs?
Gouttes d'eau
(Jonquille, Vaucresson, 26 mars, 10h 50)
« S’il n’y avait pas eu la guerre, j’aurais peint des fleurs, des paysages, ou des femmes nues. »
C’est ce que dit l’artiste coréen Kim Tschang Yeul dans le très beau film réalisé par son fils Oan Kim et Brigitte Bouillot (Visible gratuitement sur Tënk jusqu’au 4 avril).
Kim Tschang Yeul a vécu les horreurs de la guerre de Corée.
Il a peint des gouttes d’eau, jusqu’à sa mort.
(Kim Tschang Yeul, Goutte d’eau, 1974, huile et sable sur toile)