Miniatures éphémères
(Hendaye, 12 décembre,11h 10)
Laisse de mer
La corde sur l'étagère du haut
(Hendaye, 17h 10)
C’était un jour pour se pendre, le ciel qui pèse, la lumière qui peine, les nouvelles qui bégayent, les douleurs qui reviennent. Il s’est souvenu qu’il avait ce qu’il fallait, dans la grande armoire du salon, sur la dernière étagère. Quand il a ouvert l’armoire, le soleil a troué le ciel, tracé un trait sur la plage, jusqu’aux maisons, jusque chez lui, jusqu’à la corde sur l’étagère du haut. Il a vivement refermé l’armoire.
Ford Falcon Station Wagon
(Hendaye, 16h 15)
Ça a soufflé dur samedi et dimanche, j’ai jamais vu ça me dit Paul.
La tempête a charrié du bois. Une partie reste en haut de la plage, l’autre s’en va avec la marée. Nous surfons entre des billots à fleur d’eau.
Ce matin j’ai cru voir des bois de cerf dans la laisse de mer. Un bref instant, vision de troupeaux emporté par les flots. Ce n’étaient que des branches parmi d’autres, et pourtant…
À 16 h la houle a baissé, le paysage a les lignes et les chromes d’une bagnole, une Ford Falcon Station Wagon noire de 1963, qui trace à rebours avec les planches qui dépassent à l’arrière.
La dot
(Forêt de Rambouillet, 20 novembre, 12h 25)
Quand il vint faire sa demande en mariage, le père avait hoché la tête et dit à sa fille: Montre lui. Elle l’avait pris par la main et l’avait conduit à une cabane dans un bois serré et clôturé de grillage. Voilà ma dot, avait-elle dit, une cabane et quelques feuilles. Quand il pleut le toit fait un joli bruit, avait-elle rajouté. Il avait répondu : Moi aussi j’aime la pluie. Ils se sont mariés un jour de giboulées. La robe était modeste, celle de la mère reprise à sa taille, la cérémonie fut sans éclat, le curé n’aimait pas ces gens qui allaient nus pieds et ne se confessaient jamais, le repas fut frugal et les convives rares et rébarbatifs, on était en période de disette et la moitié des gens du pays étaient partis chercher une vie meilleure. Mais la nuit de noce sous le petit toit de tuiles dans le bois zébré d’éclairs et bousculé par le vent fut sublime.
Le Ponton
(Sundbyholm, Lac Mälar, Suède, 15 juillet 2016, 17h 45)
Ça sonne creux sous le ponton, clapot et talons des chaussures qui vont au bout. Le bout du ponton, une fin ou un début, c’est selon.
Il venait là dans les bras de sa mère, attendre le père, guetter la barque, blotti contre ce corps inépuisable dont le parfum calme l’inquiètude.
Il venait là aux premiers jours d’été, plonger dans l’eau froide avec les gars et les filles, s’étendre sur le bois chaud, chercher comment dire je t’aime.
Il venait là solitaire, guetter l’apparition du Kraken.
Il venait là avec ses enfants, prendre le large dans la vieille barque, faire connaissance à grand coup de rames.
Ça sonne creux sous le ponton, le clapot et la canne qui tape jusqu’au bout.
Toujours il vient là, regarder, juste ça.
Un môme chagrin
(Mazères-sur-Salat, Haute-Garonne, 20 septembre 2017, 15h 05)
Ses parents ont gueulé: Fiche le camp, faut qu’on discute. Savait pas si c’était pour baiser ou se cogner. Ce qui est sûr c’est que ça aller durer et qu’il passerait encore la nuit dehors. Il a pris sa balle et s’est tiré à l’ancienne usine près de la rivière. Il a commencé à la faire rebondir contre les cuves rouillées. C’est comme ça dans les films, quand il y a un môme chagrin, il fait rebondir une balle, c’est répétitif et ça résonne. Il en a eu vite marre, il a balancé sa balle dans la rivière, il l’a regardé partir avec le courant, sa balle jaune dans l’eau noire. Après, il a compté les rivets sur la tôle. Quand il en a eu marre, il a regardé tourné l’ombre de l’ergot métallique sur la plaque. Il s’est endormi avant que l’ombre ne disparaisse.
Sur la rivière Mataroni
(Rivière Mataroni, Guyane, 8 mai 2010, 16h 50)
Je reviens sur les chemins, je reviens sur les images, je reviens sur les histoires, je creuse la mémoire. Aucune nostalgie. Aller voir à nouveau comme polir une pierre ou un bois précieux. Tant de choses nous échappent. Enfant, j’avais cette joie de fouiller dans les greniers. J’ai maintenant mon propre grenier.
Nous sommes sur la pirogue de Christophe amarrée à un bois tombé sur la rivière Mataroni. Le moteur est relevé, nous lavons notre vaisselle et nos vêtements. Ici, la rivière est propre, pas encore polluée par le mercure des orpailleurs. Pourtant Christophe est armé, on n’est jamais à l’abri d’une mauvaise rencontre. Le lendemain, avant de partir en excursion en pleine forêt, Christophe cachera la pirogue au fond d’une crique sous les feuilles, le moteur un peu plus loin, la pagaie ailleurs. Nous nous taisons. On n’entend que l’eau qui coule des assiettes rincées et du linge essoré, et la jungle, insectes, oiseaux, singes, grenouilles. La rivière respire, une brume légère au dessus de l’eau. Tout autour, des parois végétales, mouvantes, terriblement attirantes. Mes yeux se plissent à fouiller les frondaisons dont j’ignore toujours le secret des années après. L’intuition d’en faire partie.
Ce soir je cherche encore dans le noir de la photo, ce qui nous lie.