Miniatures éphémères
(Parc écologique de Plaiaundi, Irun, Gipuzkoa, 5 septembre, 9h 25)
Putain de vie
Louis
(Lac de Saint-Aignan, Nièvre, 16 octobre, 17h)
C’est son coin, ma bordure comme il dit, c’est là qu’il pêche, c’est là qu’il pense, quand il n’y a qu’un léger clapotis, à peine audible, quelques oiseaux et de temps en temps le blop d’un poisson qui remonte pour faire un rond. Il s’en fout si ça mord pas, ce qui compte c’est d’être là sur sa bordure, à regarder les reflets floutés par les risées, à se demander d’où il vient vraiment. On pourrait dire qu’il est d’ici, il fait la gueule comme les gens du coin, il esquisse un bonjour dans sa barbe, il connait le bois comme sa poche et raffole du Crâpiau morvandiau. Sa mère en cuisinait un au lard à tomber. Enfin, sa mère… C’est bien là le problème, à soixante dix balais, avant de s’en aller, elle lui a avoué qu’elle n’était pas sa mère et pareil pour le père qui s’est encastré dans un platane une nuit de janvier. Elle lui a fait cet aveu dans un éclat de lucidité, alors que sa mémoire partait en vrille. Il avait été adopté, point. À quatre ans. Un joli môme qu’avait la parlote. C’est tout ce qu’elle a dit. Alors sur sa bordure, il cherche, il fouille, archéologue de moi-même qu’il dit. Depuis que sa mère est morte, il a retrouvé des bouts, une corde de chanvre pour le chien peut-être, un chien noir sur le toit, une vieille traction derrière la maison, une maison basse, un carreau cassé, fait froid, les mouches sur le rebord de la fenêtre, des centaines, une vache qui rue dans la cour… Il fouille, il recolle, faut de la patience, un puzzle ses premières années. Aujourd’hui c’est tranquille, y a pas un môme pour gueuler en équilibre sur l’arbre mort, y a pas un abruti pour lui demander si ça mord, la lumière est belle, le soleil chauffe encore un peu. Il a posé son pliant, lancé sa canne et s’est lancé en mode mineur de fond les yeux rivés sur les feuilles mortes flottant sur l’eau. Et ça vient d’un coup, comme un courant d’air, une image, lui sur un arbre, un pommier, et une femme en bas en blouse à carreaux bleus qui gueule Louis! Louis… alors ça serait son nom d’avant, Louis avant Paul…
Ça lui fait comme si maintenant il avait un modèle pour son puzzle, et il est sacrément content. Il a assez pêché pour aujourd’hui, il reviendra demain.
L'histoire
(Le Saut-de-Gouloux, Nièvre, 16 octobre, 15h 50)
Au Saut-de-Gouloux la végétation explose sous les lumières d’automne. Nous grimpons entre pierres et racines au dessus de la cascade, nous grimpons allègrement tandis que Franck me raconte sa longue marche, plus de 300 km, camera sur une épaule, Kalachnikov sur l’autre, dans la jungle du Nicaragua pendant la révolution.
Hier nous avons visité le musé de la résistance à Saint-Brisson. On y voit des tracts de propagande pétainiste, des discours que l’on entend à nouveau. Il y a aussi ce témoignage de Lucile Pichot sur le massacre de Dun-les-Places en juin 1944. Elle raconte comment les allemands sont arrivés, ont fusillé les hommes du village et brulé les maisons, et il y a ce passage:
« il est environ 22h 20. Les armes se taisent complètement, les soudards qui grouillent dans le village envahissent les maisons du bourg. À coup de crosse, ils ouvrent les portes, fracassent les vitres, poussent des cris de joie. Ils pénètrent violemment dans la maison, réclament des bougies et du pétrole. J’ai bien de la peine à conserver ma chambre pour les enfants, la jeune fille qui est à la maison et moi-même. Les allemands s’allongent partout, ils occupent les lits, même celui de mon bébé de trois mois, mais surtout le sol. La salle à manger est réservée à cinq gradés, quatre sont très à l’aise, fument le cigare et rient, le cinquième baisse la tête. »
Tous les hommes du village viennent d’être abattus… et « le cinquième baisse la tête ».
Dans ces bois en compagnie de Franck et Sophie, dans ces bois parcourus par les maquisards pendant les années de guerre, je pense au cadavre du mari de Lucile Pichot déchiqueté par les balles de mitrailleuse et à ce soldat allemand, le cinquième. Je pense à tout ça tout en m’émerveillant des couleurs et des parfums d’automne sur le sentier abrupt qui mène à la cascade, le Saut-de-Gouloux, je pense au titre du spectacle sur le quel d’autres amis sont en train de travailler : Notre histoire se répète.
En Scène
(« En Scène », Daniel Jaugey, Saint-Brisson, Nièvre, 23h 30)
Le poêle ronfle, il fait bon, la nuit est claire, après un bon repas, nous buvons un verre de rhum chez nos amis Florence et Franck, au cœur du Morvan. Depuis le début de la soirée je suis attiré par ce petit tableau posé devant le disjoncteur sur l’armoire électrique. Je l’ai posé là pour cacher le disjoncteur me dit Florence, ce sont deux comédiens qui attendent avant leur entrée en scène, c’est un tableau de mon père.
Plus je regarde le tableau, plus ces visages me touchent. J’y perçois une grande disponibilité. Les visages se font lisses et naïfs avant leur entrée en scène, lisses et naïfs mais aussi curieux de ce qui se passe là, devant eux, dans ce confortable salon rougi par la lueur du poêle. Ils vont se joindre à nous, partager le rhum vieux et réveiller les souvenirs, avant de rejoindre leurs camarades, ces silhouettes floues qui s’agitent sur le plateau. Ont-ils juste besoin de s’approcher, de nous sentir, de nous toucher, de nous écouter avant de retourner ainsi chargés dans leur histoire?
Vont-ils frapper à la porte? Nous ouvrirons, nous nous verrons alors tels que nous étions à vingt ans partageant nos rêves d’acteurs au cours de longues marches nocturnes sur les quais de Seine. Nous nous reconnaitrons, nous trinquerons et nous nous souhaiterons bon voyage!
Le héron et le cormoran
(Marnes-la-Coquette, 11 octobre, 16h 30)
-Dégage, j’étais là avant toi!
-Non, c’est mon arbre, j’y étais hier et avant hier!
-Hé bien j’y suis maintenant et j’ai un long bec.
-Hé bien j’y suis aussi et j’ai des palmes.
-Attention je pique.
-Et moi je plonge.
-Noir comme un tunnel!
-Sinistre comme le contenu d’une urne!
-Les pharaons me vénéraient!
-Hé bien j’emmerde les pharaons.
-Et si nous cohabitions…?
-On est pas bien là…?
Les vieux indiens VII*
(Marne-la-Coquette, 7 octobre, 16h 05)
La barque n’est plus là, les vieux indiens se sont fait la malle. Ils ont sorti la barque de l’eau, calfaté la coque, réparé le banc et l’ont remise à flot un jour de beau temps, un jour de clarté, un de ces jours où on se dit qu’il est temps de rompre avec ses habitudes, un de ces jours où l’on découvre soudain comment accommoder ses peurs, où l’on ne doute plus d’avec qui tailler la route vers l’absolu. Une rame chacun, quelques provisions, un manteau pour l’hiver, Vol-au-Vent et Genoux-Écorchés ont regardé leur forêt une dernière fois et la barque a glissé sur l’eau dans le bleu du ciel jusqu’à ce qu’on ne les voit plus.
** I, II, III, IV, V,VI, billets du 27/11/2020, du 11/02/2021, du 16/10/2021, du 26/10/2022, du 13/01/2024, et du 28/10/24
Pleine lune
(Vaucresson, 7 octobre, 20h 10)
La lune est pleine, grosse au dessus du cimetière. Seb attend de l’autre côté de la rue, en face de l’entrée. Le portail a grincé, le gravier a crissé et sa mère a disparue dans l’obscurité. Il n’entend plus qu’un grillon échappé de l’été dans la nuit claire. Il ne bouge pas. Il hésite à suivre sa mère derrière le portail de fer, entre les tombes, sur les allées de gravier. Après le baiser du soir, il ne s’est pas endormi. il est resté étendu dans son lit les yeux grand ouvert vers la porte de la chambre éclairée par un rayon de lune filtrant entre les volets. Il entendait sa mère aller et venir dans la maison. C’était ainsi chaque soir depuis la mort du père, depuis l’accident lui avait-on dit sans d’avantage de détails, son père policier qui était le plus fort du monde, qui lui racontait des histoires à faire frissonner, des histoires de loup-garous à la fin des quelles il y avait toujours un policier pour sauver la veuve et l’orphelin, des histoires de morts vivants qui errent les nuits de pleine lune. Seb adorait ces histoires qu’il écoutait blotti dans les bras musclés de papa. Papa n’était plus là et sa mère tournait en rond dans la maison. D’habitude cela durait une petite demi heure, puis Seb entendait l’eau couler dans la salle de bain, en tendant l’oreille il entendait même la brosse dans les cheveux de maman, et puis plus rien. Il savait alors qu’elle s’était couchée et il s’endormait. Ce soir il n’a pas entendu l’eau couler, il n’a pas entendu la brosse dans les cheveux. Sa mère a entrouvert la porte de sa chambre, il a fait semblant de dormir, puis il l’a entendue tourner encore un peu d’une pièce à l’autre et sortir. La porte d’entrée a fait ce petit claquement immédiatement reconnaissable. Il s’est levé, a enfilé son blouson et ses chaussures à toute allure, et s’est précipité à la poursuite de sa mère. Déjà, elle avait quitté le jardin et marchait d’un pas vif dans la rue déserte. Seb l’a aperçue juste avant qu’elle ne tourne à gauche dans la rue du cimetière, et il l’a suivie jusqu’ici. Il hésite. Il a peur autant qu’il a envie d’aller voir. Là bas, dans le noir, il y sa mère, mais aussi son père, la tombe de son père. Et la lune est pleine.
SNSM
(Cap Frehel, Côtes-d’Armor, 29 septembre, 13h 15)
Dans la porte de l’ancien phare du cap Frehel il y a un tronc pour recueillir les dons aux sauveteurs en mer. Une coque de métal comme un vieux jouet que l’on poussait sur le ruisseau à l’aide d’un bâton. Sur le ruisseau, ou sur les flaques laissée par la mer à marée basse sur la plage de mon enfance, les flaques dans lesquelles notre petit fils saute avec joie, sur la plage d’Hendaye à huit cents kilomètres de là, la plage au large de laquelle j’ai lancé, il y a quelques années, l’urne contenant les cendres de mon père. C’est à bord d’une vedette orange de la SNSM (Société National de Sauvetage en Mer) que nous sommes allés en famille à quelques trois cent mètres du littoral pour ce dernier hommage.
La boite à rêves
(Saint-Trimoël, Côtes-d’Armor, 30 septembre, 8h 50)
Il y a une petite chaise de camping dans la serre de Félicie. Après avoir biné, planté, taillé, cueilli, Félicie s’assoie sur la chaise de toile, dans la moiteur de la serre, sa boite à rêves. Elle s’assoie et elle parle à ses tomates et ses poivrons, elle leur dit ce qu’elle n’a jamais osé dire, ce qu’elle n’a jamais osé faire. Il lui semble qu’ainsi, ses tomates et ses poivrons murissent bien plus vite.
Les Lacs Bleus
(Erquy, Côtes-d’Armor, 29 septembre, 15h 20)
Les lacs bleus, au dessus du port d’Erquy.
Sur la falaise, d’anciennes carrières de grès rose.
Des trous d’eau, qui prennent le ciel, les pierres et les arbres.
On y vient s’aimer en cachette.
Les mots tendres raisonnent et se multiplient.
On n’entend ni la mer ni la ville.
Le parfum nauséabond de la criée ne parvient pas jusqu’ici.
L’entomologiste solitaire y fait de drôles de rêves.
La paix
(Cieux, Haute-Vienne, 16h 30)
Nous avons dormi à l’auberge de la Source à Cieux dans les Monts de Blond. Nous avons marché de mégalithes en chaos granitiques à quelques kilomètres d’Oradour-sur-Glane. Nous avons croisé cette chevrette et son petit, une mère et son petit, aux aguets, le regard droit et doux. Puis nous avons vu le remarquable spectacle* d’Aristide Tarnadga qui nous parle des femmes, des mères, de toutes les femmes, de toutes les mères par qui seules la paix peut advenir.
* Fadhila, d’Aristide Tarnagda avec David-Minor llunga, François Copin, Safoura Kabouré, Yaya Mbilé Bitang, Romane Ponty Bésanger et la musique de Joaquim Pavy, une production du Bottom Théâtre, au CCM Jean-Gagnant à Limoges.
Le menhir de Ceinturat
(Ceinturat, Haute-Vienne, 25 septembre, 17h 30)
La silhouette d’un géant trapu qui veille sur les collines et les forêts, 20 tonnes, 5m au dessus du sol, 2m en dessous. Il fallut deux cent personnes aux moins pour le déplacer et le dresser. Des femmes dit-on, des fileuses, qui venaient danser autour quenouilles à la main. Quel était le paysage autour de l’homme de pierre il y a deux milles ans, steppes ou arbres gigantesques? Quel sera-t-il dans deux cents ans, un désert, une terre calcinée, ou une jungle luxuriante?
La Chapelle du Bois-du-rat
(Chapelle du Bois-du-Rat, Cieux, Haute-Vienne, 15h 25)
Le chien tremble à l’entrée de la chapelle. Il regarde Igor glisser la touffe de poils qu’il vient de lui arracher dans une fente du mur noirci, allumer un cierge et marmonner quelques mots incompréhensibles. Le chien et Igor, Igor et le chien, ce sont deux frères, depuis le temps qu’ils cheminent ensemble. Mais le chien est malade. Il ne mange plus, maigri à vu d’œil, tremble et gémit. De plus en plus souvent Igor le porte sur ses épaules, le flanc brulant de la bête contre son cou. On dit qu’un cierge allumé à la chapelle du Bois-du-Rat peut guérir un animal malade. Igor n’y croit pas trop, mais on ne sait jamais, alors il est venu jusqu’ici, son frère sur le dos. Il a déposé le chien sur le seuil, lui a arraché quelques poils, oh il n’a pas eu besoin de tirer bien fort, les poils venaient tout seuls, et maintenant il fait ce qu’il faut faire, les poils entre les pierres, le cierge, les mots, encore les mots…Igor manque de conviction, il croit aux arbres, aux pierres et aux ruisseaux, mais pas au dieu des hommes, mais il continu, il essaye, il fait comme il peut avec les mots qu’il faut, c’est sans doute un peu en désordre, mais bon… Soudain l’ange de plâtre posé près des cierges tremble et vrille vers la porte, vers le chien qui dresse la tête. Alors Igor se dit qu’il y a peut-être quelque chose, et il continue de plus belle avec les mots
Une image qui ne s'en fait pas
(6 juin 2009)
C’est une photo ancienne, prise quelque part entre l’Aude et l’Hérault, lors de l’une de ces tournées de spectacles dans les écoles avec lesquels j’ai parcouru la France entière, jusqu’aux coins les plus reculés. J’avais acheté un appareil photo lors de mon deuxième voyage en Guyane, l’hiver de cette même année. Je commençais à photographier, tranquillement, le long des chemins. Ce n’est que quelques années plus tard, avec la création de ce blog, que la photographie prit une place beaucoup plus grande, qui allait modifier mon regard et ma façon de cheminer. Les jours de pluie, d’immobilité, de pause entre deux ballades, ou les jours de rien tout simplement, je revisite mes photos comme on repasse sur les sentiers. Il y en a toujours une qui fera écho à la journée, fera naître de nouvelles pensées, de nouvelles idées ou fantaisies. Je m’arrête souvent devant celle-ci. Quelque chose m’accroche, et puis je la laisse de côté, trop banale. Et pourtant à nouveau elle m’accroche. La lumière sans doute, lumière d’une fin de journée de juin, la douceur du paysage, les prairies et taillis du premier plan, plus loin la plaine cultivée, et les montagnes au loin, la Montagne Noire sans doute. La douceur d’un paysage de campagne ouvert sur le lointain ou rien ne semble annoncer les bouleversements à venir. Même le ciel est doux malgré ses quelques nuages. C’est une image sans prétention, une image qui ne s’en fait pas, tandis que le monde tremble à nouveau.
Il était si souvent
(Vaucresson, 9 décembre 2018, 20h 30)
C’est un vieux film en 16 mm. Le son ondule et grésille, l’image est un peu piquée et rayée. C’est le premier court-métrage de notre cher ami José da Silva qui nous a quitté en 2020. Nous sommes à la fin des années 70, José filme sa grand mère Maria Barbara en train de faire son pain. La vieille dame pétrit la patte de ses poings fermés. Vêtue de noir, chapeau noir par dessus le foulard à carreaux, enfournant son pain, elle nous offre quelques mots, sur sa condition, sur l’époque.
« Dieu veuille que nous n’ayons plus de guerre. Plus ça va, plus ça va, plus ça s’emmêle. Plus ça va, plus ça s’emmêle tout. »
Le film s’appelle Il était si souvent.
Un violent désir de bonheur
(Arboretum de Chèvreloup, 16 septembre, 17h 15)
Je suis sorti du bois pour marcher avec la jeunesse, aller d’un bon pas au rythme des tambours, gueuler Macron démission Lecornu cornichon, chanter Bella Ciao en sautant avec des inconnus. Il y avait de la joie et de la colère, un peu de casse mais surtout un violent désir de bonheur.
(Paris 11ième, 14h45)
16h 47
(Arboretum de Chèvreloup, 16h 47)
Si je n’avais pas eu envie de sentir la pluie sous les grands arbres
Si je n’avais pas chaussé mes hautes bottes
Si je n’étais pas venu jusqu’à Chèvreloup
Si je ne m’étais pas abrité sous un vieux marronnier pour laisser passer l’averse
Si je n’avais pas pris le temps de répondre au message d’une amie chère
Je n’aurais jamais eu la joie de croiser le regard d'un chevreuil surgi des taillis ce mardi à 16h 47