Miniatures éphémères
(Travaillan, 27 décembre, 11h 20)
Au-delà
Un peu plus loin
(Camaret-surAygues, Vaucluse, 16h 30)
Peu de lumière ce soir.
Personne sur les bords de l’Aygues.
Un grand corbeau noir, quelques bouquets de roseaux secs
Et les branches tordues des chênes qui retiennent les berges.
Une sale toux me fait tressaillir depuis quelques jours.
Je marche lentement. Il faut un filtre à mon appareil photo,
Pour souligner la fantaisie des arbres,
Pour calmer la toux et les courbatures,
Et m’en aller un peu plus loin.
Fêtes
(Jonquières, Vaucluse, 17h 40)
Ils viennent de loin. Certains de très loin.
Ils sont venus pour les fêtes.
À l’EPHAD.
Voir leur mère, grand-mère et arrière-grand-mère.
Ils sont réunis dans la chambre.
Ils chantent.
Ma petite est comme l'eau, elle est comme l'eau vive...
En chœur.
Le plus petit, le tout petit danse.
La vieille dame dans son fauteuil murmure avec eux.
Et elle sourit.
Un sourire qui vient de loin, de très loin.
Noël
(Vaucresson, 24 décembre, 18h 20)
Arthur a vu le Vieux allumer le feu.
Un peu de papier dans la cheminée, du petit bois sec, une bûche, et une allumette .
Et souffler, souffler pour faire rougir les braises et monter la flamme. Alors ce soir de Noël, à la fenêtre, Arthur souffle autant qu’il peut pour que le ciel reste rouge plus longtemps et que tout le monde en profite.
Banlieue
(Bondy, Seine-Saint-Denis, 7h)
Jimmy a mis des fers à ses souliers d’hiver
Pour que ça claque dans la nuit quand il va bosser
L’ombre de sa casquette cache ses yeux trop doux
Les mains au fond des poches, il va comme un gangster
Dans un vieux film américain où les filles aux fenêtres ont les lèvres très rouges
Y en a qui font passer la vie pas drôle à coup de gnôle
Jimmy lui il se fait son cinéma, le son d’un projecteur 35 mm dans la tête
Sa banlieue d’habitudes comme un décor d’Hollywood
Il sirote son matin froid comme un Bloody Mary
Ses souliers claquent, les filles écartent les rideaux
Jimmy s’en va trimer comme un prince qui aurait la vie réglo
Les yeux fermés
(Bérou-la-Mulotière, Eure-et-Loir, 12h 35)
J’avais les pieds mouillé et l’estomac creux.
À Bérou-la-Mulotière j’ai trouvé un peu de couleur qui trompait la pluie.
Je me suis abrité dans une cabane de pêcheur.
Il y avait un homme assis sur une chaise en formica, les yeux fermés.
Il a ouvert un œil, juste un, et m’a fait:
Chut, j’écoute les gouttes qui tombent et les oiseaux qui se posent sur l’eau.
Son œil ouvert roulait de droite à gauche. Puis le second s’est ouvert.
Vous partagerez bien un sandwich et un verre de rosé, a-t-il rajouté.
Nous avons mangé en silence, les yeux fermés.
On entendait mâcher nos mâchoires, tomber la pluie, discrète, et de temps en temps le flap flap d’un canard qui se pose ou décolle.
Après ce frugal repas, il m’a serré la main en disant:
Heureux d’avoir fait votre connaissance.
Un passage
(Forêt de Rambouillet, 6 décembre, 14h 30)
Un passage à gué.
Des traces de pas qui s’arrêtent là et un chapeau sur l’eau.
J’hésite à passer.
Ce sera muni d’un bâton pour sonder le fond.
C’est peu profond, de l’eau aux mollets.
La pierre sonne creux.
De l’autre côté, plus aucune trace.
J’emporte le chapeau.
Il y a des initiales à l’intérieur:
P.C…
Rond-point
(Ferrières-Haut-Clocher, Eure, 7h 50)
Quelques maisons basses, trois chevaux qui dorment debout dans un pré, un crucifix haut comme deux hommes à l’entrée d’un chemin, une route métal dans la nuit mouillée, un rond point en friche. S’il y eut une sculpture, il n’en reste que le socle. C’était un cheval qui s’est fait la malle. C’est ce qu’il se dit, le cowboy un peu paumé qui se gratte la tête en regardant les panneaux: Conches, Bonneville, Évreux, Ormes. Aucun de ces noms ne l’inspire. Tandis que Ferrières-Haut-Clocher, ça sonne. Ça vaut le coup de rester ici, en attendant le jour, et puis un autre, et puis… Il doit bien y avoir de la passion planquée dans ces maisons ordinaires, se dit-il, en se grattant toujours la tête son chapeau à la main, mais va falloir rester pour la dénicher.
Une plume
Il pleut. La fenêtre grand ouverte bat sous le vent. Un carreau est cassé. La pluie mouille le parquet. Il y a des traces. Des traces de pas. Un drôle de pied, nu, grand et fin. Des traces dans un sens, puis dans l’autre. De la fenêtre au lit, du lit à la fenêtre. Quelqu’un s’est allongé sur le lit. Un long corps dont on perçoit l'empreinte sur la couette humide. Quelqu’un, quelque chose est venu, a dormi, puis est reparti, par la fenêtre, laissant une plume sur l’Anthurium.
La beauté des bois
(Forêt de Rambouillet, 6 décembre, 11h 30)
La rosée s’accroche aux branches nues
La fougère fauve fait feuler le sous bois
Les pas pressés froissent les feuilles
Je me précipite vers la moindre lumière
Comme le nouveau né va à la tétée
Il y a tant d’espoir dans la beauté des bois
Et les pas d’un enfant
Démêler
(Musée Albert Kahn, Boulogne-Billancourt, 10 novembre, 18h 15)
Cette après-midi j’ai joué au Scrabble avec ma mère. À 99 ans elle est toujours vive et jubile quand elle gagne. Cette fois, c’est moi qui ai gagné. Notamment grâce au mot démêler.
Ce soir, je me dis qu’on en fini jamais de démêler…
Un poème d'amour
(Saül, Guyane, 16 mai, 11h10)
Ce soir il fait froid et je suis seul
Alors j’écris un poème d’amour
À réciter en me glissant dans le lit glacé
Un poème au parfum de cerise
Un poème rythmé par le chant du Kikiwi
Un poème de feuilles froissées et d’hésitations
Un poème qui marche sur la pointe des pieds
Un poème qui a la forme d’une oreille
Et qui se pose comme un papillon
Un bon chien
(Awala-Yalimapo, Guyane, 4 juin, 11h 10)
Je passais par là.
Il y avait un homme assis dans le sable. Il pêchait. Sa canne était plantée à deux pas au bord de l’eau. Il ne la regardait pas. Il regardait le bois de l’ancien ponton. Le bois noir, fendu, sur lequel s’agrippait quelques coquillages, le bois fantôme. C’est son chien qui veillait sur la canne. Un bâtard hirsute et maigrichon, assis immobile, langue pendante, les yeux fixés sur le haut de la canne.
Bonjour. C’est orageux…C’est votre chien?
Oui… Bonjour
La pluie, ça fait venir le poisson?
Non… Asseyez vous… C’est un bon chien. Il a veillé sur moi quand je me suis pris des éclats, il a léché mes plaies. Tu connais un humain qui ferait ça?
Des éclats d’obus?
Oui, de l’autre côté du fleuve…
Mais la guerre au Surinam, c’était en 86, un chien, ça vit pas trente-cinq ans.
Peut-être bien… N’empêche que lui il est là, et il lèche toujours mes plaies….Les éclats, ils dorment sous ta peau, ils peuvent ressortir des années plus tard. Quand ça sort, il lèche.
Soudain, la ligne s’est agité, le chien a aboyé, et l’homme s’est levé en disant:
C’est un bon chien. Il va pleuvoir…
Le parfum des pins
(Vaucresson, 17h 40)
Un jour, j’ai pris un gars en stop.
C’était il y a longtemps , je roulais en R 16. Une R 16 TX grise. L’ancienne voiture de mon père.
Le gars avait les ongles noirs et le col élimé.
J’allais vers l’ouest, vers la mer.
Il m’a dit: Laissez moi là où vous ne verrez plus une seule maison…
Nous avons longtemps roulé en silence. Il y avait toujours une maison quelque part dans le paysage.
Puis il a parlé, à nouveau: Ça ne vous dérange pas si j’ouvre la vitre?
Non, ai-je répondu, j’aime quand il y a de l’air.
Moi aussi. Vitres électriques, le luxe… R 16 TX….Mon père avait la même voiture… Verte.
Ben ça! Celle ci c’était celle de mon père. Il me l’a donnée.
Moi le mien, il ne m’a pas donné grand-chose, ou plutôt si, un sale désir, une envie de….
Il s’est tu. Il regardait défiler les arbres, les champs et les maisons.
Putain! Y a toujours quelqu’un quelque part dans ce pays!
Si vous voulez un endroit sans aucune habitation, il va falloir que je me détourne de ma route.
Vous feriez ça?
Pourquoi pas, j’aime l’imprévu.
Nous avons roulé encore quelques heures. Puis nous nous sommes arrêtés sur un chemin de sable au milieu des pins. Il y avait bien une demi heure que nous n’avions pas vu une seule maison.
C’est bien là… Merci, m’a-t’il dit en descendant.
Puis il s’est retourné, et a rajouté en se penchant à la portière:
Vous savez j’aurai pu vous…Enfin, c’est pas…Je m’appelle Jean… Je me suis échappé… D’un roman noir…
Et il a disparu entre les pins et les fougères.Je suis resté là comme un con à écouter le bruissement du vent à la cime des arbres. Jamais je n’avais remarqué à quel point le parfum des pins était puissant.
Quel bazar!
(Chaumont-sur-Loire, 18 septembre, 13h)
Nativité de porcelaine couchée dans les greniers du château.
Le soleil monte et tourne, trouve un passage, éveille les visages.
Puis ce seront les corps, alors l’enfant se lèvera et sortira du cadre.
Il ira alentour toucher, goûter, heurter, tirer, froisser, lancer, frapper, mouiller.
Et la mère, mains jointes, s’exclamera: Mon dieu quel bazar!
Partagée entre admiration et réprobation.
Le Chant du Sel
(Chaumont-sur-Loire, 17 septembre, 18h 05)
Le Chant du Sel
C’est un jardin résilient
Composé de plantes halophiles
Un jardin bleu où chantent les grenouilles
Les bois flottés et leur reflet sont comme les membres écorchés de monstres antédiluviens
Ou bien aliens échoués sur une plage du futur
Un jardin couvert de verre qui fertilise l’imaginaire
Il y a des oiseaux de grande envergure au bec long et pointu
Il y a des batraciens revêtus de feuille d’or
Quand on se penche sur l’eau verte, c’est l’enfant que l’on voit
Ou bien le vieillard
Le Chant du Sel, jardin conçu par Félix de Rosen, Eric Futerfas et Bruno Derozier pour le festival des jardins de Chaumont-sur-Loire
Ce n'est rien...
(Hendaye, 21 novembre, 11h 55)
J’ai fait cette photo un jour de tempête.
On ne voit pas la mer déchainée au delà de la dune.
Les herbes ploient sous le vent, le ciel est noir.
Une timide lumière éclaire les ganivelles de bois gris.
Personne. Des traces sur le chemin de sable: canne et petit pas.
Pointillé de trous profonds, chaussures lourdes, l’appui est nécessaire.
Un vieillard gravit la dune en boitant puis disparait de l’autre côté.
Épais manteau et chapeau noir.
Je ne l’ai pas vu, seulement imaginé.
Quelques jours plus tard j’écoute une émission radiophonique sur Léon Blum.
Sa femme Jeanne le décrit allant appuyé sur sa canne dans le jardin.
Dans ses derniers instant il murmure à Jeanne:
Ce n’est rien, n’aie pas peur.
Grands-Parents
(Buxerolles, 17h 45)
Aujourd’hui nous avons livré des pizzas dans tout le quartier
Nous avons réparé vingt fois le lampadaire avec la nacelle
Nous avons préparé le repas pour tous les travailleurs du coin
Nous avons coupé, scié, raboté, tondu, soufflé, tapé
Nous avons répondu cinq cent fois à la question pourquoi
Nous avons lu un livre, puis un autre, et à nouveau les mêmes, encore et encore
Nous avons fait l’andouille et le moulin dans les feuilles mortes
Enfin nous avons posé la lune pleine en sol sur une portée de lignes électriques
Première note d’une berceuse pour un petit fils qui mène ses grands parents par le bout du nez
Un petit tableau
(Musée de la Chasse et de la nature, Paris 3 ième, 5 novembre, 11h 45)
C’est un petit tableau découvert dans ce magnifique cabinet de curiosités qu’est le musée de la chasse et de la nature. Je n’en ai pas trouvé l’auteur.
C’est une image dans laquelle immédiatement je me fonds.
La solitude y est habitée. La cabane y est peuplée de rêves. Les peurs y sont joyeuses, presque farceuses.
Et il y a ce mystère qui relie l’enfant, l’homme et le vieillard. Un mélange de trouille et d’excitation.
L’appel de l’inconnu, une quête qui guide une vie.
Il ne faut pas prendre les enfants du bon dieu pour des canards sauvages
(Hendaye, 8h 10)
Les mouettes et les oiseaux migrateurs portés sans effort.
Les pêcheurs et les surfeurs restent au port.
La mer et le ciel dans un shaker.
Quelqu’un prépare un cocktail des plus euphorisant.
Je vais le nez au vent.
Il ne faut pas prendre les enfants du bon dieu pour des canards sauvages.
C’est le titre d’un film de Michel Audiard.
La première phrase qui me vient en regardant là-haut.
L’ivresse sans doute.
Une main
(Abbaye de Trois-Fontaines, Marne, 8 novembre, 12h 30)
Une sculpture de pierre dans un parc ancien.
Deux personnages côte à côte.
Deux jeunes gens. À l’un il manque une partie du visage. De l’autre il ne reste que les jambes et une main.
Une main posée sur la cuisse de son voisin.
Une main qui maintenant vit détachée, coupée, indépendante, comme un poulpe amoureux.
Elle est mémoire.
Mémoire des mains amies dont la chaleur perce l’étoffe, mémoire des étreintes discrètes qui réconfortent, mémoire des mains qui s’approchent quand les mots font défaut.
Quand le temps aura fini d’user la pierre, il ne restera qu’elle.