Le dernier jour de l'année
C’est le dernier jour de l’année
Le soleil se lève sur la campagne embrouillée
Nous prenons la route
Il y a toujours un temps où la brume se dissipe
Vers dix heures dit-on
La vieille dame
Elle n’a pas encore mis son dentier.
Elle me sourit, un sourire qui rentre à l’intérieur.
Elle n’a plus que la peau sur les os.
Elle me regarde. Que voit-elle?
Elle murmure. Un souffle à peine, il faut lire sur ses lèvres.
Elle ouvre les bras en haussant les épaules.
Le geste est doux, en accord, c’est comme ça.
Elle est là, bien là, sur son fauteuil qui sent un peu l’urine.
Sa fille apporte le dentier, l’aide à le poser, puis embrasse sa mère sur la joue.
Elle sourit à nouveau, avec des dents cette fois.
Non, tout ne s’est pas encore effacé dans son esprit brouillé.
Un enfant sauvage
(Vaucresson, 23 décembre, 16h 30)
16h 30
Dans une demi heure il fait nuit.
Dans trois quarts d’heure le réverbère s’allume
J’attends sans bouger, j’attends la nuit, j’attends la lumière électrique.
Je me suis arrêté là pour trois lignes dans le ciel.
Soudain je deviens un enfant sauvage, dans un conte polonais.
Un enfant sauvage qui sort du bois, et découvre le ciel et la ville en même temps.
Carte de vœux
(Dosches, Aube, 17 décembre, 16h 30)
C’est une image comme une carte de vœux, avec un peu de fausse neige collée sur le papier, un nœud rouge ou doré, ou un cœur posé sur le paysage.
Le vieillard solitaire qui ne voit plus très bien passerait sa main sur les reliefs du carton, neige et cœur, avant de se régaler des chocolats qui vont avec.
C’est une image comme une carte de noël, avec une crèche où le petit jésus ne serait pas l’enfant d’un seul, mais le fils de tous tétant goulument le sein d’une mère aux joues rouges.
Ce serait un grand mélange d’humanités réunies autour d’un feu où nulle autre vérité n’aurait lieu d’être si ce n’est celle d’être ensemble.
Les oiseaux de passage
(Châtel-de-Neuvre, Allier, 11 décembre, 11h 10)
Les grues cendrées regardent au sud
Posées comme des notes de musique
Sur une partition bien trop grande
Pour le musicien qui s’en va au nord
Sur le bas côté il tente de déchiffrer
Le mystère des oiseaux de passage
Irrésistible le désir de faire demi tour
D’abandonner sa solitude dans le fossé
Prendre les courants ascendants
Suivre la note des oiseaux guides
Voler en V au dessus du givre
Pour aller jouer à la cour du roi Simorgh
Rouler les mots
(D 2009, Pessat-Villeneuve, Puy-de-Dôme, 11 décembre, 10h)
Chaque jour j’aligne quelques mots comme, enfant, je faisais rouler mes petites voitures sur des routes inventées entre les racines apparentes des grands arbres ou sur les joints de ciment entre les dalles rouges de jardin. J’aligne quelques mots sans savoir où ils me mèneront, je les fais rouler dans le paysage, qu’il soit neuf ou mille fois traversé, la main ferme parfois, d’autre fois hésitante. Ils ont la couleur du jour, celle d’un champ de bataille, celle des joues du gamin qui ânonne ses premières phrases, celle d’un regard croisé sur un trottoir gelé, celle de la pluie qui tape, celle d’un lever de soleil, d’une nuit trop noire, d’un champ labouré, du manteau de Sophie, ou encore une couleur qui n’existe pas, un mélange de couleurs pour laquelle le français n’a pas de mot.
Je rangeais mes voitures dans une petite valise rouge en simili cuir, comme la couverture d’un vieux livre. Il y a des jours où je ne les faisais pas rouler, je me contentais de les regarder.
Il ya des mots que je regarde, que je prononce, seulement pour leur beauté. Le sens viendra après, surprenant parfois.
Chaque jour je fais rouler quelques mots sur la page et sur la langue. Qu’ils soient sombres ou clairs, la joie est enfantine.
De passage
(Lac d’Orient, Géraudot, Aube, 17 décembre, 10h 55)
En Sibérie ou au Nunavut
Je noie mon regard dans l’hiver lointain
Eaux basses, eaux métal
Oiseaux où la glace n’a pas pris
Homme de passage sur la vase gelée
Cœur gonflé de paysage
Pas sur le givre qui craque
Traces, échassiers, chevreuils, humains
Chemins croisés, destinations inconnues
De passage, toujours et seulement
(11h 50)
Un chevreuil
(Dosches, Aube, 15 décembre, 15h 53)
Je suis passé par là il y a sept ans (Billet du 18 décembre 2015). J’y avais rencontré Don Quichotte avec qui nous avions bu plus que de raison.
Aujourd’hui je n’ai rencontré qu’un chevreuil aux yeux tristes assis sur le bord d’une route enneigée cherchant un peu de chaleur dans la terre remuée du fossé, un chevreuil qui semblait ne plus attendre grand chose de nous.
Celui qui fait monter et descendre le soleil
(Chailley, Yonne, 7h 45)
Il y avait autrefois à l’Opéra Comique un homme dont l’unique fonction était d’ouvrir et fermer le rideau de scène. Il avait sa chaise à jardin, en bord de scène, la guinde du rideau rouge à portée de main.
Je crois qu’il y a quelque part vers les confins, un homme assis sur une chaise de paille près d’une corde dorée, dont l’unique fonction est de faire monter et descendre le soleil.
Au plus haut
(Chailley, Yonne, 12 décembre, 8h 30)
Deux grands yeux qui pleurent dans le froid au dessus d’une mâchoire édentée,
il va sur sa terre, se tord les chevilles dans les sillons gelés, il va au plus haut de son pays,
où le froid devient supportable, simplement parce que l’on voit loin et que l’on peut espérer.
Cocktail d'hiver
(Brinon-sur-Beuvron, Nièvre, 11décembre, 14h 05)
Quelques gouttes d’Izarra ou de Chartreuse
Un peu de givre sur les bords du verre
La terre vient comme une vague tranquille
La route coule le long des forêts blanches
Le paysage a la douceur de celle qui chaque soir
Tête penchée, peigne ses long cheveux
Le géant de bois
(Bonny-sur-Loire, 6 décembre, 13h 40)
Sur les bords de Loire un géant de bois était étendu sur le sable.
On pouvait voir ses empreintes profondes venir de l’eau.
Je me suis approché, il s’est ébroué. Du sable a glissé le long de ses bras.
Je rêvais de la douceur des fauves à l’heure de la sieste, m’a-t-il dit.
Je viens de loin, de la source, au pied du mont Gerbier-de-Jonc.
Je suis venu par la rivière, de l’eau aux genoux, effarouchant cygnes et canards.
Par la rivière sauvage, je vais à la mer. En aurais-je la force?
Je sens faiblir mon cœur, ma sève se tarir. On ne croit plus aux géants de bois.
Moi, lui ai-je répondu, je crois encore aux géants de bois. Je crois aux grues à tête de femme,
je crois aux rivières qui parlent, aux pierres qui sourient, à la mouche savante, je crois à la danse des fleurs, au chant des escargots, au cri du bourgeon, je crois en l’étreinte des arbres, je crois à la révolution des grains de sable, au soulèvement des étoiles….
Tant de choses… Je parlais, je parlais et grandissais à mesure. Bientôt je vis mon pied dans le sable bien plus grand que l’empreinte du géant.
Alors, à l’aide de longs fils noués à ses bras et jambes, j’ai soulevé le géant fatigué et nous sommes partis ensemble par la rivière, effrayant cygnes, canards et pêcheurs.
Où se mêlent l'Yèvre et le Cher
(Vierzon, Cher, 10h 40)
Le ciel est bleu ce matin, bleu comme un mot doux.
Derrière la rue de l’Abricot, se mêlent l’Yèvre et le Cher.
L’eau des rivières enserre l’île Marie.
Il y a quelques canards, un cormoran et un héron.
Du gui s’accroche aux branches d’un arbre tortueux.
Porte bonheur sur une ligne de vie qui suit les rivières.
La forme de la neige
(Bonny-sur-Loire, Loiret, 13h 35)
Ce soir mon lit est au 21 rue de l’Abricot.
Je suis passé par la forêt de Vouzeron, flamboyante sous le ciel gris.
Toujours gris, uniformément gris.
J’ai traversé une rivière nommée La Notre Heure.
J’ai fait une pause impressionniste sur les bords de Loire.
Hier, après le spectacle, une fillette aveugle est venue toucher les marionnettes.
Un Zèbre, une vache, un chien, un cochon, un mouton, une poule, un coq, un hibou, une gamine.
Quand sous ses doigts elle les reconnaissait, timidement elle imitait leur voix.
Je me souviens de cette histoire:
Un aveugle et son ami regardent tomber la neige par la fenêtre.
L’aveugle demande à son ami:
- Elle est comment la neige?
- Blanche.
- Et… C’est comment, blanc?
- C’est… Comme les cygnes, sur l’étang.
- Mais…. C’est comment un cygne?
- C’est grand, un grand oiseau, avec un long cou, comme ça…
Alors l’ami dresse son avant bras et courbe le poignet pour imiter le cygne.
L’aveugle tend la main et caresse le bras, puis la main de son ami.
- Ah oui, je vois. Je vois comment elle est, la neige….
Un jour pas si gris que ça
(Chez Zingaro, Aubervilliers, Seine-Saint-Denis, 19h 05)
C’était un jour gris, plat, sans image, sans évènement, à ne rien faire, comme le chat qui se pelotonne dans les feuilles mortes sous le lilas.
Je suis allé nettoyer la tombe de mes grands parents. La lavande qui l’ornemente devenait envahissante, commençait à recouvrir les tombes voisines. On nous l’avait signalé, pas les défunts voisins, non, un employé communal. Il fallait agir. J’ai taillé vigoureusement, répandant ce parfum qui éloigne les mites, ou calme les nuits agitées lorsque l’on en dépose quelques gouttes sur l’oreiller.
J’ai salué ma grand-mère, discrète et affectueuse. J’ai salué mon grand-père un peu rustre et sans gène. Ça lui va bien, me suis-je dit, cette plante qui prend ses aises. Je me suis excusé avant de couper ce qui débordait. C’est pour les voisins, tu comprends, on ne lit même plus leur nom, et puis il en restera bien assez pour calmer ta nuit.
Le soir, nous sommes allé au théâtre Zingaro, voir le dernier spectacle de Bartabas en hommage aux Irish travellers. Un spectacle qui prend son temps, simple, sans esbroufe, doux, mélancolique, qui va au rythme du cheval qui tire la roulotte, qui nous emporte dans le chant déchirant du conteur.
Dans le bar du théâtre il y a accrochés aux murs et aux poutres les costumes et accessoires des anciens spectacles. Au dessus de ma tête, tandis que nous buvions un verre avec un facétieux garçon de piste, il y avait ces deux squelettes qui, je l’aurais juré, claquaient des dents, et attendaient la sortie du dernier spectateur pour se lancer dans une frénétique danse de claquettes irlandaises.
Je ne me souviens pas d’avoir vu danser mes grands-parents, ni même mes parents.
Demain je retournerai au cimetière, je finirai de nettoyer la pierre, raclerai la mousse, surtout là où est écrit aimez vous les uns les autres comme je vous ai aimé.
Et je collerai mon oreille à la pierre tombale, au cas où maintenant on danserait là dessous.
Finalement, il n’était pas si gris que ça, ce jour là.
Assemblée
(Lamenay-sur-Loire, Nièvre, 30 novembre, 11h 10)
J’ai passé quelques jours dans cette petite maison au bord du canal, près du pont.
Mon hôte avait mis du bois pour trois jour, et une guirlande de leds aux gouttières.
Chaque matin en ouvrant les volets j’entendais les grues, en grande conversation à quelques centaines de mètres sur les bord de Loire.
Autant leur port est d’une grande élégance, autant leur cri est d’une totale indiscrétion.
Dans l’aube grise il me semblait entendre au loin une assemblée d’hommes importants, du moins se croyant importants, piaillant et se chamaillant sur le sort du monde.
La visite
(Lamenay-sur-Loire, Nièvre, 12h 40, 16h 15)
Elle a toussé, gigoté, toute la nuit, le repoussant au bord du lit jusqu’à ce qu’il tombe.
Il ne s’est pas recouché, attendant le jour à la fenêtre.
Il a entendu le coq, les chiens, puis les bœufs.
De temps en temps il regarde sa femme étalée en travers du lit. Il ne reconnait pas le visage d’autrefois. Même endormi, ce visage n’est qu’inquiétude, tics, tremblements. La peau flasque semble en mouvement continu. Quelque chose se trame là dessous, quelque chose de moche.
Il le sait, on ne peut rien faire, c’est la maladie, et la maladie change le caractère, change le visage. L’amour se perd dans des connexions neuronales bousculées.
Elle ouvre les yeux, se racle la gorge, le regarde et brusquement, sèchement:
- Va me chercher du gui, il en faut sur la porte, au dessus aussi, et sur la cheminée. Ils arrivent aujourd’hui, il faut décorer la maison, il y a longtemps qu’ils ne sont pas venus nous voir.
De qui parle-t-elle? Personne ne vient depuis longtemps, la maladie, ça fait peur. Il ne pose pas la question, il acquiesce. Il enfile sa veste, ses chaussures et sort dans le matin gris.
Le ciel est comme une lourde cape de mauvaise laine qui voute ses épaules. Il marche lentement dans l’herbe détrempée le long du canal. Il sait où trouver du gui, à deux kilomètres, juste avant les Vanneaux. Encore faut-il qu’il y en ait aux branches basses. Il ne grimpe plus aux arbres.
Soudain, au pont de Jagny, il entend une clameur. Ce sont les grues cendrées qui craquettent et trompettent, elles se sont posées tout autour dans les champs, elles font bombance dans la terre lourde.
Trois d’entre elles se sont échappées du troupeau, passent à hauteur de trois boules de gui, bien trop hautes.
Alors il se redresse.
- Oui! Ce sont les grues, elles arrivent, elles sont là, ce sont elles, elles viennent nous voir!
Comme chaque année. Mon amour, mon tendre amour.
Et il grimpe à l’arbre comme un jeune homme pour y cueillir le gui précieux.
Décembre
(Lamenay-sur-Loire, Nièvres, 17h 50)
Lamenay-sur-Loire
Une maison au bord du canal
Posée comme une histoire d’amour
Le long de l’eau
À dix huit heures la nuit est bleue
On se prépare pour la nuit noire
Quelques bûches dans le poêle
Un regard par la fenêtre
Une dernière fois
Avant de fermer les volets
Le bois qui grince
Avant que la nuit n’avale
Le canal et les arbres
On choisit un mot
Un mot qu’on aime entendre
Juste un
À se dire ce soir
À faire sonner dans le creux de l’oreille
Comme une goutte tombe dans un bol
Ce sera Décembre
Parce que Novembre se termine
Parce que Sambre, sandre, cendre
Descendre
Au jardin pour les fleurs
À la cave pour le vin
Et les souvenirs
Parce que tu es née en Décembre
Parce que dans Décembre il y a dix
Et dix c’est beaucoup
Très beaucoup quand on est petit
Un feu
(Les Gelets, Entre Mézilles et Toucy, Yonne, 13h 35)
Quand une maison me regarde
Un feu s’allume en mon cœur
Le feu qui rougit les joues de Félicie
Assise sur le tabouret de bois
L’œil sur le chaudron fumant
Les braises qui attisent les histoires
Et font briller l’œil de celui
Qui a vu l’ours, le loup, le renard et l’Ankou
Le feu qui chauffe les corps nus
Des amants de décembre
Un feu que l’enfant maintenant allume
Après avoir vu faire le vieux
Au jardin, avec Christian Bobin
(Vaucresson,14h 55)
En ramassant les feuilles mortes, je pense à ce grand poète qui nous a quitté aujourd’hui, Christian Bobin, qui m’a accompagné et inspiré. J’aimais le lire et l’entendre.
Je ratisse. Je laisse quelques feuilles sous l’érable du Japon, pour leur éclat avant la chute.
Le rouge gorge vient à nouveau me rendre visite.
Me reviennent ces quelques lignes, extraites de La nuit du cœur:
Les oiseaux m’empêchent de penser, quel bonheur.
Par l’esprit, je voulais ce matin revenir à Conques. J’ai regardé par la porte fenêtre dans le jardin. Des oiseaux se poursuivaient, forant dans l’air des tunnels de cristal. Les nuages ralentissaient pour voir. Les herbes levaient la tête. Les bûches se félicitaient d’assister au tournoi.
À Conques la même fête était donnée devant la fenêtre de la chambre 14.
Je n’ai pas pris de notes mais je me souviens très bien de ce que disaient les oiseaux: écrire n’est pas penser. Vivre n’est pas vouloir. Aimer n’est pas savoir. Mourir n’est pas perdre.