Au Lac de Condé
(Le Nouvion-en-Thiérache, Aisne, 7 avril)
Martine et Vincent se sont connus sur les marches du haut toboggan de béton. Leurs vacances c’était le lac de Condé à Nouvion à deux pas des maisons. Vincent avait l’air d’un corsaire avec son bras tatoué et ses cheveux en arrière. Martine avait la peau si blanche qu’on y lisait la moindre
étreinte. Vincent menait la danse, Martine se drapait d’insouciance.
Quelques années plus tard, la baignade est interdite au Lac de Condé. Le béton des passerelles s’effrite.
Ce samedi Martine est de garde à L’EHPAD de Nouvion. Vincent, magasinier à Carrefour, a eu sa matinée. Avec son fils, Kylian, ils ont rempli un sac plastique de pain rassis et sont venus au lac nourrir les canards.
Un moment calme, entre «mecs », il n’ y a personne ce matin, c’est la première journée de beau temps depuis longtemps, le printemps est enfin là, on entend les oiseaux, un geai des chênes, une alouette des champs, une mésange, le toc-toc d’un pic-vert qui raisonne dans les bois d’à côté.
Les canards sont au rendez-vous, des colverts, mâles et femelles.
Vincent est silencieux, il cherche à distinguer les chants qui parviennent jusqu’à lui.
Kylian lance quelques croûtons aux canards. Soudain il regarde son père et l’assaille de questions:
« Papa, pourquoi les bulldozers et les gendarmes ont cassé les cabanes à la télé, pourquoi ils tapent les gens qui courent, pourquoi maman elle dit toujours qu’elle en a marre, pourquoi t’es jamais là, pourquoi on va pas à la mer, pourquoi Assad est parti, pourquoi mamie elle est méchante, pourquoi tonton Jacques il dit qu’on lui laisse rien, pourquoi on n’a pas le droit de se baigner là, dis papa, pourquoi y avait des gens dans les arbres, pourquoi y avait des gens qui marchaient sur la route, plein de gens, pourquoi y avait des policiers, plein de policiers, pourquoi on fait des minutes de silence, dis papa pourquoi, pourquoi tu dis que c’est trop cher, pourquoi tu dis que ça s’arrange pas, pourquoi tu dis que c’est des brutes… pourquoi tu pleures? »
Vincent aurait juste voulu dire à son fils: « Écoute, ça c’est le geai qui cajacte, et ça l’alouette qui grisolle et là, tu entends, la mésange qui zinzinulle et le pic-vert qui tape sur le bois… »
Mais rien ne sort.