Avec sa chaise sur le dos
(Paris 18ième, 11h 45)
Raul a traversé la frontière avec sa chaise sur le dos. La chaise du père, et avant, celle du grand-père. Celle qui va en bout de table, celle qu’on sort le soir sur le pas de porte pour fumer la pipe, regarder la lune et refaire le monde pour le lendemain. Pour le vieux, fallait une bonne paire de chaussures, un bon lit et une chaise confortable, alors il avait mis les moyens, torsades et velours pour la chaise du chef de famille. Raul a fui en 1939 après que les nationalistes aient cramé son village. Il a sauvé la chaise, rien que la chaise, sa famille a été décimée et la maison détruite. Il a parcouru la campagne à feu et a sang sa chaise sur le dos, il a franchi les montagnes sa chaise sur le dos, il a débarqué au camp de réfugiés d’Argeles-sur-Mer avec sa chaise. On lui a laissée, t’enlève pas sa carapace à une tortue. Raul maniait le rasoir comme pas deux. Aux baraquements, il s’est fait barbier. Il installait ses premiers clients sur sa chaise. Il rasait de près en racontant que c’était grâce à son coup de rasoir qu’il s’en était sorti. Ça marchait bien. Il est monté à paris à vélo sa chaise dans une remorque, la chaise, son costume du dimanche, ses rasoirs et ses serviettes. Il a ouvert une petite boutique rue Lamarck, Raul, le barbier républicain. Il y avait une enseigne avec deux rasoirs croisés comme des épées. Il a rencontré Suzanne qui vendait du poisson rue Damrémont. Elle l’a aimé d’emblée. Elle a laissé le poisson pour la barbe et les cheveux. Quand on sait ouvrir, vider, et écailler d’un coup de lame, y a pas long à apprendre à raser et couper, et ça sent meilleur. Souvent elle sortait la chaise et s’asseyait là comme une reine dans sa robe à fleurs devant la boutique. Ça attirait le client. Raul et Suzanne ont ajouté la coiffure et le shampoing à leurs prestations. Suzanne massait le cuir chevelu des hommes de telle sorte que ceux ci devenaient de fidèles clients. Ils ont eu un fils. Lui aussi a appris le maniement des lames et la considération du poil. Suzanne est morte à soixante dix sept ans d’un coup, d’une crise cardiaque sur un manège à la foire du trône, un manège qui pourtant ne tournait pas bien vite. Elle chevauchait un éléphant de bois, Raul était derrière sur un tigre et criait à tue tête, je t’aurais, je t’aurais. Finalement c’est la camarde qui l’a eu. Raul a cessé de travailler, trop de chagrin. C’est Miguel, le fils qui a pris la relève. Raul restait devant la boutique sur sa chaise, il racontait aux passants et clients les tribulations de cette chaise à l’assise élimée. Raul est mort un jeudi de juin, deux jours après son anniversaire, tranquillement dans son lit, son fils assis sur la fameuse chaise à ses côtés. Voilà. La boutique existe toujours. La ville a changé, on ne s’assoit plus devant les pas de porte pour tailler le bout de gras. Miguel a finit par bazarder la chaise mangée par les vers.
Truly a tale of life! Thanks for that.
RépondreSupprimerDeshecho olvidado.
RépondreSupprimerPortés par des mots, Raul, Suzanne, la chaise ne mourront pas, les histoires ne meurent pas, l’amour non plus.
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