Sous la tonnelle

(Chaumont-sur-Loire, Loir-et-Cher,  18  septembre 2023, 11h 10)

Au début il n’y avait qu’un banc sous la tonnelle au fond du parc. C’était leur cabane, leur refuge, leur forteresse. Les quatre frères y partageaient leurs secrets, fomentaient leurs révoltes contre l’ordre familial. Leur père, le docteur Félicien Delestrade, était un perfectionniste à la main leste. Mais ses exigences étaient à la hauteur de son respect pour la liberté. Les contradictions peuvent être un bon terreau pour les jeunes pousses. À l’âge adulte, les courses dans le parc et les lointaines échappées avaient effacé les coups de trique dans leurs souvenirs.

Félicien étaient un grand amateur de Bridge. Il enseigna le jeu à ses  fils dès qu’ils surent compter, convaincu que le bridge serait un excellent stimulant intellectuel.

Au fond du parc, la végétation avait poussé, le banc sous la tonnelle avaient été remplacé par une table et des chaises,  aux beaux jours, on y jouait au bridge, au échecs, au go, au mahjong, ou au solitaire.

Les frères Delestrade quittèrent un à un la demeure familiale, l’un, ingénieur, partit au Sénégal, un autre, géologue, en Guyane, le troisième moins aventurier fit carrière au siège parisien d’EDF, et le dernier, après s’être un peu égaré, devint acteur.

La vie va, on s’éloigne, mais les liens restent, comme s’enfoncent de plus en plus profondément les racines des arbres du parc soigneusement entretenu par le docteur Delestrade jusqu’à sa mort.

Les frères ont à leur tour rejoint leur père. Il ne reste que le dernier qui a hérité de la maison. Il a cent ans et six mois. Il sait qu’il n’en a plus pour très longtemps. Alors chaque jour il vient s’assoir sous la tonnelle avec un jeu de cartes. Il attend avec impatience que la mort le saisisse assis là pour reprendre le jeu avec ses frangins.