Ainsi va le monde
( Dans la cave du cinéma de Vaucresson, 14 avril, 15h 20, photo de Sophie Bernard-Carrive)
Ça surchauffe
Le film s’emballe
La pellicule s’enflamme
Rouillée et ignorée
La poignée de secours
Ne sert plus à rien
Chaleur
(Avignon, 19h 50)
Écrasé de chaleur, je n’ai pas la force d’écarter le linge qui sèche pour regarder le paysage. Alors je l’invente. Un triptyque de jungle luxuriante bleue et or, les singes sautent d’un carré à l’autre, une feuille, une graine, une plume tombent sur la terrasse, au vent le tissu fait un bruit de feuillage, la sueur coule sur mon front, et j’entend dans le lointain le moteur d’une pirogue qui remonte le fleuve.
Un œil noir, un œil blanc
(Sur le Xoldokogaïna, Pays basque, 8 mai, 15h 40)
Au sommet de la montagne, dans la prairie où paissaient quelques pottoks, une forme blanche claquait et vibrait au soleil. Ce n’était qu’un tronc mort couché comme un homme sur le flanc, les yeux grands ouverts, un œil noir, un œil blanc, un homme fracassé par la lutte que se livraient le bien et le mal dans ses entrailles tandis qu’un jeune pottok à la douceur ineffable le regardait fixement.
Feniks
(Paris, 12ième, 22 juin, 17h 10)
Après avoir fêté son anniversaire plus que de raison, Jo s’était écroulé ivre mort sur le quai du canal Saint Martin. Son chien avait veillé sur lui, un bon chien, qui avait croisé sa route en Aragon un jour de grand vent sur un chemin de poussière. Le chien boitait et lui avait les yeux rouge. Ils ne se sont plus quittés.
Jo a dormi six heures. Il ouvre un œil, le soleil tape, le chien halète, il regarde Jo, il a soif, Jo se lève, s’étire, et soudain éclate de rire en voyant la péniche. Tu vois, le chien, toujours on renaîtra de nos cendres!
Le sourire
(Vaucresson, 21 juin, 18h 40)
Elle est comme une rose en vrac, elle a perdu son sourire. Elle a cherché partout, sous le lit, dans le lit, dans le placard, dans la salle de bain, entre les pages de ses livres, dans ses chaussures, dans ses poches, dans sa valise. Pourvu que la femme de ménage ne l’ait pas aspiré. Il est beau ce sourire, elle le tient de sa mère, il se transmet de génération en génération. Déjà, à l’hôpital, elle avait perdu ses appareils auditifs, et maintenant à l’EPHAD, son sourire, ça va pas, ça va pas du tout.
Oh, il n’est pas bien loin, il est juste là, dehors, suspendu au rebord de la fenêtre, balancé par le vent léger.
La course
(Courbevoie, Hauts-de-Seine, 21h 40)
Entre 21h et 22h, il court, chaque soir, il tourne autour du stade, il mouline, il se réinitialise. Il court à côté de la piste, sur la terre, la vraie, c’est plus tendre, les mises à jour passent mieux. iI tient la cadence, une heure, il pourrait courir les yeux fermés. Au bout de plusieurs tours, c’est comme s’il décollait avec le stade, il tient les commandes, une soucoupe volante au dessus de la ville laminée.
L'éphémère
(Éphémère, Avignon, 12h 40)
Place Pie, à Avignon, une minuscule éphémère coincée sous une corbeille à pain résiste au mistral. Ces insectes, apparus au Carbonifère, entre 350 et 295 millions d’années ne vivent que quelques heures après avoir quitté l’état larvaire qui peut durer plusieurs années. Quelques heures pour se reproduire. Elles ne se nourrissent même pas, elles n’ont ni bouche ni tube digestif. Midi, c’est le coup de feu, serveurs et serveuses courent d’une table à l’autre. l’éphémère s’est décroché de la corbeille et a atterri sur la table d’à côté. J’arrête la main du serveur au moment où il allait balayer la table d’un coup d’éponge. Nous attendons ainsi quelques instants, ma main sur son poignet, que l’insecte s’envole. Nous sommes peu de choses, me dit-il.
Avec les hirondelles
(Avignon, 20h 40)
De passage pour des repérages
Va jouer là tout l’été
Rick est monté sur le toit pour voir la mer
Y a pas la mer mais y a le ciel
Et les hirondelles
Ça ouvre les hirondelles
T’as le cœur comme un calendrier de l’avent
Y a les oiseaux qui tracent
Qui ouvrent toutes les fenêtres de carton
T’as le palpitant qui déborde
Et le groove qui monte
T’es tout seul tout plein d’amour
Avec les hirondelles
Billet pour arachnophobes
(Misumène variable, dite aussi Thomise variable, araignée crabe ou araignée citron, Vaucresson, 18h 10)
Une araignée charnue en embuscade sur la rose.
En une année les araignées du monde entier consomment entre quatre cent millions et huit cent millions de tonnes de proies, soit une à deux fois la masse de l’humanité*.
* Source: L’éthologue Raphaël Jeanson dans La Terre au Carré sur France Inter ce jour.
Avec sa chaise sur le dos
(Paris 18ième, 11h 45)
Raul a traversé la frontière avec sa chaise sur le dos. La chaise du père, et avant, celle du grand-père. Celle qui va en bout de table, celle qu’on sort le soir sur le pas de porte pour fumer la pipe, regarder la lune et refaire le monde pour le lendemain. Pour le vieux, fallait une bonne paire de chaussures, un bon lit et une chaise confortable, alors il avait mis les moyens, torsades et velours pour la chaise du chef de famille. Raul a fui en 1939 après que les nationalistes aient cramé son village. Il a sauvé la chaise, rien que la chaise, sa famille a été décimée et la maison détruite. Il a parcouru la campagne à feu et a sang sa chaise sur le dos, il a franchi les montagnes sa chaise sur le dos, il a débarqué au camp de réfugiés d’Argeles-sur-Mer avec sa chaise. On lui a laissée, t’enlève pas sa carapace à une tortue. Raul maniait le rasoir comme pas deux. Aux baraquements, il s’est fait barbier. Il installait ses premiers clients sur sa chaise. Il rasait de près en racontant que c’était grâce à son coup de rasoir qu’il s’en était sorti. Ça marchait bien. Il est monté à paris à vélo sa chaise dans une remorque, la chaise, son costume du dimanche, ses rasoirs et ses serviettes. Il a ouvert une petite boutique rue Lamarck, Raul, le barbier républicain. Il y avait une enseigne avec deux rasoirs croisés comme des épées. Il a rencontré Suzanne qui vendait du poisson rue Damrémont. Elle l’a aimé d’emblée. Elle a laissé le poisson pour la barbe et les cheveux. Quand on sait ouvrir, vider, et écailler d’un coup de lame, y a pas long à apprendre à raser et couper, et ça sent meilleur. Souvent elle sortait la chaise et s’asseyait là comme une reine dans sa robe à fleurs devant la boutique. Ça attirait le client. Raul et Suzanne ont ajouté la coiffure et le shampoing à leurs prestations. Suzanne massait le cuir chevelu des hommes de telle sorte que ceux ci devenaient de fidèles clients. Ils ont eu un fils. Lui aussi a appris le maniement des lames et la considération du poil. Suzanne est morte à soixante dix sept ans d’un coup, d’une crise cardiaque sur un manège à la foire du trône, un manège qui pourtant ne tournait pas bien vite. Elle chevauchait un éléphant de bois, Raul était derrière sur un tigre et criait à tue tête, je t’aurais, je t’aurais. Finalement c’est la camarde qui l’a eu. Raul a cessé de travailler, trop de chagrin. C’est Miguel, le fils qui a pris la relève. Raul restait devant la boutique sur sa chaise, il racontait aux passants et clients les tribulations de cette chaise à l’assise élimée. Raul est mort un jeudi de juin, deux jours après son anniversaire, tranquillement dans son lit, son fils assis sur la fameuse chaise à ses côtés. Voilà. La boutique existe toujours. La ville a changé, on ne s’assoit plus devant les pas de porte pour tailler le bout de gras. Miguel a finit par bazarder la chaise mangée par les vers.
Coquelourde des jardins
(Coquelourde des jardins, Silene coronaria, Vaucresson, 12h 20)
Les fleurs essaiment et se promènent. En février ce sont les Perce-neiges, en mars les Crocus, en avril les Jacinthes des bois et les Primevères, toutes se répandent chaque année dans des coins différents du jardin tandis que les Jonquilles et le Muguet fleurissent toujours au même endroit. Enfin début juin ce sont les Coquelourdes qui explosent à vingt mètres de là où a été planté le premier plant il y a quelques années. Elles sont allées du Lilas au Noisetier. Quelques unes se sont arrêtées au milieu de la prairie, la tondeuse les contourne. Les autres rayonnent au bord de l’ombre de l’arbre. C’est la Foire du Trône, le 14 juillet, c’est l’enfance et la liberté.
Renverser la table
Prendre un sac, le strict nécessaire, claquer la porte, courir vers la mer, la foulée de quelqu’un qui n’est pas près de revenir, un coup d’oeil derrière, s’assurer de ne pas être suivie, effacer ses traces sur la plage, comme dans les films, essoufflée, s’asseoir au pied d’un poteau sur le sable encore chaud de cette journée pourtant ensoleillée, encore tremblante d’avoir renversé la table, décider de passer la nuit ici. Ici, au pied du poteau, sur la plage quasi déserte à cette heure, entre chien et loup, là où celui qui vient ne pourra pas ne pas la voir.
Coma
(Forêt de Moulière, Vienne, 30 mai,11h 50)
Un peu d’eau, des herbes folles et de la lumière, les arbres veillent autour de la marre, comme veille la famille et les amis au chevet du malade inconscient.
Lui, il se voit s’accroupir, rester immobile, insensible aux moustiques. Melitées et Demoiselles volettent en silence. Il sent le souffle chaud du chevreuil qui vient boire à ses côté. L’animal lui parle à l’oreille. Il ne comprend pas bien. Est-ce bonjour ou au revoir?