Miniatures éphémères
(Travaillan, 6 mars, 15h 40)
Au verger
La faux
(Travaillan, 28 décembre 2015, 14h 50)
L’ancêtre était mort aux champs, tombé raide dans les blés blonds, un filet de sang au coin de la bouche. On l’avait porté à quatre jusqu’à la ferme, il pesait comme un veau bon pour l’abattoir. Restaient les blé couchés par son grand corps et la faux aiguisée pour la journée.
On était revenu le lendemain ramasser la faux. On avait dit: La camarde l’a oubliée, faut la ranger, plus y toucher, elle ne reviendra pas.
C’est ce que racontait le vieux et la vieille aux enfants. Faut pas y toucher. La faux restait crochée au fond du hangar, la lame rouillée.
Le vieux et la vieille ne pouvaient vivre l’un sans l’autre, ils en étaient à cent deux ans d’amour de rires et de labeur, ils ne marchaient plus très bien, ne voyaient plus très bien, et ne se lâchaient pas la main.
Le voisin bien intentionné qui ne connaissait pas les vieilles histoires a voulu aider. Il a rangé le hangar de fond en en comble, il a décroché la faux et l’a donnée au ferrailleur avec les vieux outils.
Les deux vieux ont trépassé le lendemain main dans la main.
(Cayenne, Guyane, 23 avril 2023, 6h 05)
C’est la dèche, faut de la tôle pour refaire le toit et un parapluie pour la vieille.
C’est la dèche, faut des sandales pour la gamine et un pneu pour le vélo.
C’est la dèche mais sur le Pont du Larivot, il y a les potos et le soleil qui se lève.
Et si ça mord avant midi, il y aura de quoi bouffer.
La fuite
(Saül, Guyane, 14 mai 2023, 17h 05)
Tony * a encore tout grillé au jeu. Tout, absolument tout, son dernier costume, ses chaussures de luxe et ses trois dents en or. En zozotant il a supplié qu’on lui laisse de quoi prendre un billet pour Saül, de quoi disparaitre de ces maudites tables de jeu. Il a juré sur la tête de sa mère qu’on ne le reverrait plus. Ta mère est morte, lui a dit Franck, elle aurait été vivante que tu l’aurais joué elle aussi! Je vous jure, je me casse, je prends un aller sans retour, je vais noyer mon addiction dans la forêt primaire, implorait Tony. Ils ont cédé. Et Tony a pris le bimoteur pour Saül en chaussettes avec ses trois dents en moins. Saül, 80 habitants, au cœur de la forêt, uniquement accessible par les airs. Il n’était jamais aller là-bas. La première chose qu’il voit, c’est le minuscule casino au cœur du village. Vertiges, sueurs froides, démangeaisons, ça recommence. Heureusement c’était fermé, et bien fermé. Mais rien que ce mot, ça le chamboule, ça lui tord le ventre de désir, ça lui remue le bout des doigts. Alors il a pris ses jambes à son cou et a disparu dans la jungle. Le reverra-t-on un jour?
* Posts des 8 avril 2019 et 4 mars 2016
Les chiens errants
(Saint-Georges-de-l’Oyapock, Guyane, 24 mai 2023, 7h 10)
Six heures du matin à Saint-Georges-de-l’Oyapock, la brume libère les rues et les baraques, s’accroche encore au fleuve et aux grands bois. Le moteur de la première pirogue sonne l’Angelus. En répons, un coq puis un enfant secoué. Le père est déjà saoul. Le rhum le ride et le déraisonne, il en a tant bu pour tenir tête. L’enfant se tait, c’est maintenant la mère qui chante et le père gémit. La mère chante pour l’enfant et pour le père, pour tous les enfants et pour tous les pères qui ne savent pas faire. Sa voix balance avec les palmes, va avec la brume, le long des rues, le long des lignes, le long des arbres, tape sur la tôle et les murs avec la lumière du matin.
S’avance alors une troupe de chiens errants, des chiens fauves, des chiens noirs, et des chiens blancs, ils encerclent la femme et l’enfant et leurs gorges accompagnent le chant de la consolation.
Nous étions hommes, nous étions orpailleurs, soldats, bucherons, ferronniers, nous avions des maitres, des colliers et des chaines, maintenant nous sommes morts. Nous sommes revenus chiens, chiens sans attaches, chiens libres de suivre qui nous voulons. Aujourd’hui nous sommes avec toi, femme de Saint-Georges!
Ploc ploc
(Vaucresson, 18 janvier, 11h 35)
Il pleut. Depuis deux jours. Je ne dors pas. Ploc ploc, il y a une fuite quelque part. Je tourne et me retourne dans le lit. Ploc ploc. Et je me souviens de ce jour d’hiver à Natashquan. J’étais parti chasser à l’aube. La tempête m’avait surpris en plein bois à deux heures de la cabane. J’avais tourné en rond dans la mélasse. Ma chum s’était fait un sang d’encre. Après des heures j’ai retrouvé le chemin de chez nous. J’ai accroché mon manteau à la patère, et j’ai serré ma chum dans mes bras, longtemps. La neige sur le manteau fondait, ça faisait ploc ploc.
Ploc ploc….Maintenant je m’endors.
Cha va mieux
(Vaucresson, 17h 50)
Les chats errants du quartier apprécient notre jardin fleuri.
Notre voisin, le vétérinaire dit que leur prolifération est un problème.
Alors il met des pièges pour les capturer et les stériliser, des cages avec un appât et une trappe.
Ce matin j’ai trouvé au milieu des jacinthes et des tulipes un homme à tête de chat pris au piège.
Sa tête était coincé dans la cage, le corps bien trop gros pour y entrer.
Je l’ai aidé à se débarrasser de cet encombrant couvre-chef.
Il a ronronné et m’a dit : Cha va mieux, merci.
Les artichauts
(Landévennec, Finistère, 3 septembre 2019, 6h 55)
Toute la journée il a désherbé les pieds d’artichaut.
Journée de vent, de grésil et d’arcs en ciel.
Journée de boue qui colle et de pluie qui claque.
Il est rentré fourbu, les ongles noirs et les doigts gourds.
D’un coup sec il a tiré les rideaux.
Il s’est affalé sur son lit défait.
Il parle au fantôme de son chien.
Demain il faudra planter les patates et les tomates
Demain il faudra… Combien de temps vais-je tenir…
Il a à peine le temps de finir sa phrase qu’il s’endort.
Dehors le vent souffle des vagues sur les bâches.
La pluie redouble et les serres tremblent.
Le fantôme du chien court entre les lignes d’artichaut.
Soie
(Arboretum de Chèvreloup, 21 mars, 16h 05)
C’était un roi ivre de débauche et de pouvoir qui avait tissé une toile à la fragilité de ses humeurs, une toile effrayante mais pleine de trous qui rendaient insaisissable ce qu’il désirait le plus.
Il finit par s’y prendre les pieds et creva dans la soie.
Une autre voix
(Forêt de Rambouillet, 15 février, 15h)
Sur un sentier de sable blanc sous un chêne crochu il ne bougeait plus
Inquiet il avait fait demi tour au milieux des bois et revenait sur ses pas
Il avait perdu sa trace dissoute dans celles des autres hommes de la forêt
Il allait renoncer et s’écrouler de désespoir au pied du tronc rugueux
Quand il se dit pourquoi ne pas suivre d’autres traces que les miennes
Il reprit son chemin d’un pas plus leste chantant d’une autre voix que la sienne
Une île
(Vaucresson, 18h 40)
Après l’averse, un rayon de soleil dans le jardin, le temps de sauter par la fenêtre, s’assoir à la table, et écrire l’histoire d’un temps de déluge où à la moindre éclaircie tous les voisins s’envolaient de chez eux pour se retrouver dans l’un des derniers jardins devenu une île.
Technicolor
(Burano, Italie, 24 janvier 2018, 14h 50)
Ce n’était pas sa coiffeuse habituelle.
Elle lui a fait un chignon années 60.
Alors quand elle est rentrée, il a dit:
Puisque c’est comme ça il nous faut du Technicolor,
une voiture rouge et tailler la route en Italie.
Leur voiture était bleue mais il y avait Pierrot le Fou à la télé.
Alors il a dit: On va regarder, on partira après.
Parce que nous sommes des hommes
(Poitiers,Vienne, 31 mars,17h 40)
Un père et son fils. Le petit commence tout juste à savoir lire. Ils viennent voir les chevaux dans la prairie au bord du Clain. L’enfant lit à haute voix la pancarte accrochée à la clôture: Ne pas nourrir les chevaux. Ça leur fait mal au ventre, dit le père, ils ont de l’herbe et du foin, ils n’ont pas besoin de pain dur. La prairie est à moitié inondée, les chevaux sont loin, en haut du champ. Quelques canards viennent se poser sur la marre. Le père et le fils suivent la route étroite entre les prés et la rivière en crue. L’eau est passée en dessous, seule une petite portion de route est impraticable.
Le paysage est chamboulé par la crue et les giboulées, les berges sont méconnaissables, l’eau est boueuse. Le père et le fils sont silencieux, un oiseau chante, l’orage n’est pas loin. Le père pense à l’Ukraine, à Gaza. Soudain le fils demande: Papa, pourquoi il y a toujours une guerre quelque part? Le père regarde son fils. Il est pourtant sûr de ne pas avoir pensé à haute voix. Il ne sait pas quoi dire. Ils se sont arrêtés. Le vent forcit, l’orage est plus près. Après un long silence, le père répond: Peut-être parce que nous sommes des hommes…
Défi
(Poitiers, 31 mars, 16h 20)
On ne peut pas dire qu’il ait rangé la cabane, mais il a sorti les chaises et donné un coup de balai. Antoine ne passera pas le week-end de Pâques seul. Avec ses neveux, Chris et Zacharie, ils boiront des bières, regarderont couler le Clain en taquinant le goujon.
Ben non, ça ne c’est pas passé comme ça. Il a plu comme vache qui pisse, le Clain déborde et la cabane a les pieds mouillés.
La rivière est nerveuse, les deux mômes sentent l’orage, ça les excite, ça leur donne des airs de petits mecs qui en ont dans la culotte.
Chris et Zacharie ont laissé tonton en plan. Ils sont allés à la passerelle pour plonger à poil dans l’eau glacée. Plonger chacun à son tour tandis que l’autre filme avec son portable. L’eau est profonde et le courant violent, ça, c’est du défi.
Antoine n’aime pas trop. Il a la trouille. Mais bon, c’est balaise quand même. Elle ne doit pas faire plus de sept degré la flotte.
Alors tonton Antoine a glandé toute l’après-midi à se faire du mouron pour ces deux salopiots d’ados. Et quand ils sont rentrés, frigorifiés, le poil encore humide, quand ils lui ont montré les vidéos où on les voit en slip sauter du haut de la passerelle dans le Clain bouillonnant, la quantité de like sur leur compte TikTok, Antoine à fait: Ouais, quand même!
Le merle
Kazuo-Ōno
(Buxerolles, 8h 20)
Un merle noir dans le poirier en fleur
Son œil noir cerclé de jaune, son bec jaune
Merle merle joyeux merle
Une comptine que nous chantions à nos enfants
Maintenant à notre petit fils
Nous regardons l’oiseau par la fenêtre
Il se cache, fait des manières, joue du dos et des ailes
Soudain une pose, dos rond, aile en éventail
Serait-ce une réincarnation de Kazuo-Ōno
En 1980 je l’ai vu danser à Nancy
Un immense danseur de Butô
Pour un hommage à La Argentina
Une autre grande figure de la danse
J’étais un tout jeune acteur
Kazuo-Ōno avait passé les 70 ans
J’apprenais en regardant
Le merle s’envole
J’esquisse un pas de danse, une arabesque
Notre petit fils se marre