Un poil
(Hendaye, 19 juin, 20h)
Elle avait un poil, un seul, au menton. Elle s’apprêtait à l’ôter d’un coup de pince à épiler. Il lui avait dit: Laisse, j’aime quand il y a une brindille solitaire dans un paysage que j’aime à la folie.
Un jour, une image, une histoire et autres bricolages d'un promeneur solitaire.
Décorations
(Argus bleu, Travaillan, 9 juillet, 19h 40)
Polyommatus icarus, l’Argus bleu, l’Azuré de la Bugrane, l’Azuré d’Icare, l’Azuré commun, le minuscule papillon vient de se poser sur sa boutonnière. Il se balance doucement sur un rocking-chair à l’ombre du vieux mûrier derrière la maison. Sa dame, comme il dit, est à ses côtés sur un fauteuil en rotin. Sa main posée sur l’avant bras de son homme, comme elle dit, accompagne le mouvement de balancier. Ils sont habillés simplement, mais proprement, pour le soir, pas la tenue du dimanche, mais presque, une tenue pour recevoir. C’est ainsi que chaque soir sous le mûrier ils regardent se coucher le soleil au bout du champ. Leurs visages disent qu’ils ont bien vécu, une vie sans éclats, mais droite, une vie à prendre soin, d’elle, de lui, des uns, des autres, des bêtes, de la terre. Le petit papillon est immobile sur sa boutonnière.
- Regarde, je viens de recevoir la légion d’honneur…
Il cesse de se balancer. Le papillon ouvre ses ailes, bleues sur le dessus, et va se poser sur le corsage de sa dame.
- Et moi l’ordre du mérite…
Ils pouffent, l’Azuré s’envole, le soleil se couche.
Au trinquet
(Urrugne, Pyrénées-Atlantiques, 15h 40)
Certains souvenirs reviennent plus souvent que d’autres, comme des rêves récurrents. À l’instant où je fais cette image du fronton d’Urrugne, image tout en géométrie, interdictions, obligations, protections, tandis que frappe sur le haut mur comme un métronome la pelote de deux jeunes gens qui jouent à la pala, je me souviens de matinées d’enfance où avec mon cousin Roland nous accompagnions mon père et mon oncle au trinquet d’Urrugne. Tout au bout du tambour latéral, ce couloir qui permet aux spectateurs d’assister à la partie de pelote, il y avait une porte qui donnait sur une porcherie, derrière le mur de jeu. Mon père et mon oncle jouaient à la pala avec beaucoup de sérieux, je dirai même pour mon père un sérieux de polytechnicien. Nous, les enfants, nous nous désintéressions du jeu, attirés surtout par l’odeur de la porcherie et les deux énormes cochons qui grognaient dans leur fange. Un monde s’ouvrait à nous.
Une petite note
(Hendaye, 21h 25)
Quand il part en voyage, elle glisse une petite note dans sa valise, un mot, une phrase pas plus, un mot doux, et lui aussi glisse discrètement une petite note sous l’oreiller. Elle la découvrira le soir venu, lui à son arrivée, chacun ils feront un mmmm! plein de tendresse et de surprise, même s’ils font cela depuis des années.
S’il meurt avant elle il faut mettre quelqu’un dans la confidence pour qu’elle puisse trouver un mot sous l’oreiller. Elle, elle aura surement glissé une petite note dans la poche de son costume mortuaire. Un enterrement serait alors préférable à une crémation se dit-il, il faut qu’il pense à le noter dans ses dernières volontés.
Le ciel était trop grand
(Hendaye, 7h 10)
La tempête d’hier s’est tue, la mer hoquette encore quelques vagues. Je photographie le ciel avant d’aller à l’eau. Je serai le premier ce matin, la baie tout entière pour moi. Je me souviens d’un gars aux yeux brûlés qui me disait au fond d’un bar de Saint-Laurent-du-Maroni: De toute façon le ciel était trop grand pour moi.
Bonjour
(Avignon, 13 juillet, 8h 55)
Il marche vite, trop vite. Après un réveil brutal, après avoir renversé la moitié de sa tasse de café, après avoir déchiré la poche de sa veste en s’accrochant à la poignée de la porte, après s’être cogné à la poubelle qui était resté sur le seuil, il court vers son nouveau bureau. C’est ainsi chaque matin depuis deux mois, fraichement embauché comme manager dans l’entreprise de climatiseurs Dufourneau, il se fait un honneur d’arriver avant ses collaborateurs. La pression est grande, c’est son premier poste avec autant de responsabilités. Il faut être vif, efficace, et sans états d’âme.
Le mistral souffle fort, il fait presque frais ce matin. Soudain une bourrasque emporte son chapeau, un panama tout neuf. Dans cette ville du sud, le port du chapeau est indispensable, leurs tailles et leurs formes en disent long sur la position des uns et des autres. II fait demi tour et pique un sprint pour rattraper son chapeau. Il le saisit juste avant qu’une voiture ne l’écrase. Il reprend son souffle, se recoiffe. C’est bien la première fois qu’il fait une pause sur son trajet quotidien. Il remarque alors une madone au premier étage d’une maison de maître, sur une corniche près d’une fenêtre entrouverte. Il ne l’avait jamais vue, pourtant il passe par là tous les jours depuis deux mois. Un peu plus loin il aperçoit un fleuriste qui expose des bonsaïs tous plus beaux les uns que les autres, il ne l’avait jamais vu non plus, et la fontaine avec sa gueule d’ange qui crache et son petit écriteau « eau non potable », jamais vu non plus. Il se dit alors qu’il serait peu-être bon de prendre son temps et de changer ses méthodes de management. Quand il arrive au bureau, tout le monde est déjà là, il y a une légère tension dans l’air, il ôte son chapeau en disant un bonjour qu’on n'avait jamais entendu jusqu’alors.
L'arbre
(Lurs, Alpes-de-haute-Provence, 14 juillet, 17h 55)
Elle aura bientôt 100 ans. Si elle est encore là elle sera fêtée sur la place du village. Quatre hommes forts la porteront à bout de bras sur sa chaise comme une reine. Elle est d’accord même si elle aimerait partir avant, partir avant que tout s’effondre, avant que les hommes s’étripent devant sa porte, avant que le ciel noircisse et que les feuilles de son arbre ne repoussent plus. Elle l’a vu grandir de sa fenêtre, comme elle a vu se reconstruire une à une les maisons en ruine. Elle est arrivée là dans la ferveur des années d’or où tout était à réinventer dans ces villages désertés. Depuis quelques années elle ne sort plus. Elle s’accroche à son arbre, devant sa fenêtre, elle en observe les moindres transformations au fil des saisons, elle compte les pierres qui se décroche du mur qui le soutient, un arbre c’est un bon compagnon quand on est vieille et seule. Et l’été, ah l’été quand le village s’anime et que déambulent les visiteurs, combien sont-ils à s’arrêter à l’angle de sa rue pour admirer l’arbre devant la fenêtre! Elle a accroché un rideau de couleur comme une touche de pinceau pour attirer le regard. Ils s’arrêtent, sortent leur appareil photo et passent un peu de temps devant chez elle, elle les observent un moment puis ouvre la fenêtre pour une conversation, une conversation avec de nouveaux visages, avec des étrangers, il lui faut parfois chercher loin dans sa mémoire ce qu’il lui reste des langues qu’elle parlait dans sa jeunesse. Si la parole prend, alors elle vient sur le pas de sa porte, elle se détache des barreaux que sa fille trop inquiète des intrusions a fait installé il y a quelques années. Elle vient sur le pas de sa porte et se délecte de l’été et ses visiteurs.
Des nouvelles
(Lurs, Alpes-de-Haute-Provence,14 juillet,18h 10)
Ils ne s’étaient jamais beaucoup parlé. Des taiseux, père et fils. À la mort du père, le fils se mit à écrire, tous les jours, souvent le soir, entre chien et loup, des histoires, des pensées, des souvenirs, des témoignages, chroniques quotidiennes qu’il publiait sur internet ou dans des journaux et revues. C’était venu comme ça, une nécessité, il ne pouvait aller dormir sans avoir écrit, ne serait-ce qu’une ligne ou même un mot, un seul, c’était ainsi, chaque jour. Peut-être donnait-il des nouvelles, tout simplement?
Un loup
(Punaise et escargot, Travaillan, 9 juillet,19h 55)
Les herbes sèches et les coquilles d’escargots craquent sous mes pas. Le puit de la vieille maison est à sec. Les herbes sont hautes dans le champ en friche, elles s’accrochent aux jambes, le champ me retient. Je cherche de nouveaux insectes, nouvelles formes et couleurs, nouveaux visages. Au bout de quelques heures c’est une punaise qui fait mon bonheur, je n’en avais jamais vu de pareille. Je sens pourtant ma joie fragile, minée par une sourde mélancolie. Je suis dans un champ penché sur une petite bête portant une autre tête sur le dos, tandis qu’à l’est il y a la guerre, tandis qu’au sud il y a la guerre et des enfants sous les pierres, tandis que partout les hommes deviennent des loups et je me demande si un jour moi aussi je deviendrais un loup, piétinant les herbes dans une course effrénée, la gueule baveuse et les crocs luisants.
Partie remise
(Lurs, Alpes-de-haute-Provence, 14 juillet, 22h 40)
Un petit orchestre joue sur la place du village. Un léger vent du sud soulève les robes d’été. Un vieux couple écoute en se tenant par la main. Sur leurs visages se lisent les années de lutte. La soirée est douce. On s’est un peu étripé ces derniers temps. Un jeune homme à l’écart rumine sa revanche. Il était prêt, il avait repeint sa voiture aux couleurs de la nation, on les donnait gagnant, il ont perdu, ce n’est que partie remise.
Deux chaises longues de plastique rouge
(Travaillan, 20h 15)
Il est venu aider. Il est efficace pour démonter et casser, moins pour construire. Aujourd’hui il s’agit juste de démonter et déménager des étagères, un grenier entier, les étagères et ce qu’il y a dessus. Il est costaud et il aime suer, il prend sans regarder, à bout de bras, il va vite, il faut que le grenier soit vide ce soir, peu importe ce qu’il bazarde.
À vingt heures, il a terminé, tout est en bas dans la benne, il aime les pièces vides. Il ne reste que les traces sur les murs et de la poussière partout.
Elle lui a préparé une boisson fraîche et a installé deux chaises longues face au couchant. deux chaises longues de plastique rouge.
Au moment de s’assoir il voit une feuille sur la chaise dans la lumière du soir et les herbes ombrées sous la toile de plastique à larges mailles.
Maintenant il prend le temps de regarder. Pour ne pas rompre l’image, il s’assoit dans l’herbe à côté de la chaise.
L'Agenda
(Travaillan, 9 juillet, 9h 45)
L’ombre du jardin en friche s’accroche au mur,
sur les étagères quelques objets résistent
D’autres finissent en vrac au fond d’un carton.
Les mains noires de poussière je tiens un agenda de 1915,
l’agenda de l’arrière-grand-mère,
le compte des jours de la deuxième année de guerre.
À chaque page le quotidien dans toute sa banalité,
un espace puis le compte-rendu précis des opérations militaires en cours.
Le temps s’arrête, les ombres se figent, les fantômes rôdent.
Post-it
(Demi-deuil, Melanargia galathea, Travaillan, 20h 05)
La maison n’est plus habitée, il va maintenant falloir la vider, dépoussiérer les souvenirs. Dans le champ derrière la maison il y a des papillons un peu partout, de petits mots posés sur les fleurs, et dans la maison un peu partout des post-it posés sur les meubles.
La tranquillité des nénuphars
(Étang de Saint-Cucufa, 29 juin, 16h 25)
Il rend visite à sa mère. Dans quelques mois elle aura 100 ans. Il vient une ou deux fois par semaine quand il n’est pas en voyage. Chaque fois ils font le tour du pâté de maison, il faut marcher, ne serait-ce qu’un peu, ne jamais s’arrêter de marcher. Elle lui prend le bras et ils vont à son rythme, elle a le souffle court.
- J’en ai assez, j’ai fait mon temps, j’aimerais bien m’en aller, comme ça, d’un coup. Je suis un boulet.
- Non, tu n’es pas un boulet. Si je suis là, c’est que ça me fait plaisir. Et puis tu t’es bien occupée de moi quand j’ était petit.
- C’est pas pareil, tu étais mon enfant.
- Et toi tu es ma mère.
- Je me souviens parfaitement de ta naissance…
Elle rit, elle a le rire facile. Puis iIs vont, tranquilles.
Convictions
(Vaucresson, 18h 50)
Sur l’Ailante granuleux le lierre est mort
Un escargot attend son heure
Le cœur bat sous l’écorce
Un vieil officier cherche la paix au fond du jardin
Loin des vociférations
Il se souvient de la lame du couteau
Qui coupe les boutons dorés de son uniforme
Il était au garde à vous les pieds dans la poussière
Sous le soleil de Méditerranée
Il se souvient de la lame sèche sous ses galons
Il faut savoir désobéir dit-il aux plus jeunes
Il n’oublie pas ses convictions
Les îles du Salut
(Kourou, Guyane, 3 mai 2023, 9h 45)
Tremper les pieds à la pointe des roches
Chanter un blues un cajòn entre les jambes
Se confier à l’arbre tordu et au chien errant
Au large il y a l’île Royale, l’île Saint-Joseph et l’île du Diable
Les îles du Salut, les premiers colons y trouvèrent refuge
Puis vinrent les forçats, les incorrigibles, les communards
Pendant quatre ans Dreyfus y fut cloitré
On ne s’échappe pas de l’île du Diable, de Saint-Joseph ou de l’île Royale
Les îles du Salut, les mal nommées
Je me confie à l’arbre tordu, voilà ce que j’ai entendu l’autre jour:
Faut les envoyer au bagne les incorrigibles, les communards, les…
La parole se lâche sous les imperméables kakis
Les gudarts sont de retour avec bâtons et grimaces
Je tape sur mon cajòn pour m’endurcir les mains
Législatives
(Hendaye, 27 janvier, 8h 20)
C’est au large de cette plage, à Hendaye, que nous avons répandu les cendres de mon père il y a quelques années. Mon père était de droite, il croyait au progrès et au grand capital, il lisait le Figaro et le Monde. J’étais le seul garçon, destiné à prolonger une lignée d’ingénieurs polytechniciens. Très jeune je pris une autre route, je lisais Libération, j’étais de toutes les manifestations contre le pouvoir en place, j’abandonnai des études de mathématique pour devenir acteur. Je faisais ma vie, mais nous n’avons jamais coupé les ponts. Quand nous nous voyions nous discutions politique. Bien sûr nous n’étions jamais d’accord. J’élevais la voix, l’échange était vif, ma mère nous demandait de cesser. Mais nous argumentions. Je grandissais, je me forgeais d’autres valeurs, nos discussions étaient toujours aussi denses, mais nous n’élevions plus la voix malgré nos profonds désaccords. Avec le temps nos arguments devinrent plus fournis, nous primes du plaisir à ces conversations, ma mère toujours persuadée que nous nous disputions comme lorsque j’étais adolescent, nous nous respections comme les joueurs de rugby de deux équipes adverses.
Hier soir, après les résultats catastrophiques de cette élection législative je fus sidéré une fois de plus de l’incapacité de certains à s’écouter, à argumenter. Le sourire cynique, le discours creux et mensonger des gens du RN, la lâcheté et le manque de clarté d’autres responsables politiques, étaient désespérants.
L’échange aurait été âpre avec mon père, mais je suis convaincu que nous serions tombés d’accord, qu’il ne faudrait qu’à aucun prix le RN n’accède au pouvoir.
Conjurer
(Sculpture de Joseph Kurhajec, Halle Saint-Pierre, Paris 18 ième, 27 juin, 17h 10)
J’aime la Halle Saint-Pierre, musée d’art brut et singulier. Art hors norme, art témoin d’une absolu nécessité d’exister dans un monde où on a pas ou si peu de place. Quand jeudi j’ai vu cette sculpture, immédiatement un mot m’est venu: conjurer, conjurer un avenir s’annonçant brun et désastreux. Dans ce qui se prépare elles et ils seront effacés, ces artistes hors normes, ils seront effacés comme tant d’autres dont ne veulent pas les tenants d’une pensée de peur et de haine de l’autre. Alors j’éléve cette sculpture pour conjurer la haine, je puise aux sources de sa singularité la force de croire en l’homme malgré tout.