Miniatures éphémères
(Marciac, Gers, 16h 15)
Pendule
Un jour, une image, une histoire et autres bricolages d'un promeneur solitaire.
Les voix du restau
J’entends les voix qui filent des fissures.
Des voix fortes, des assiettes qui fument, des godasses crottées, des pantalons tachées.
Le bruit des bouches qui mastiquent sans gène, les cuillères qui tapent sur la porcelaine.
C’est la pause de midi, on rigole de la dernière nuit, on cause du fils qui bientôt viendra bosser.
Qui c’est qui va marier qui, qui c’est qui va s’tirer, qui c’est qu’est bon à rien, qui c’est qu’a perdu un doigt, qui c’est qui va passer sous chef, qui c’est qui va faire la révolution…
Et y a la Suzanne qui va et vient. Elle a quatre bras, quatre mains, quatre jambes, ça ne serait pas possible sans avec tout ce monde à la pause de midi.
Elle les connait tous, elle les nourrit, elle les bichonne, elle les chahute. Y en a un qui rougit facile, c’est son préféré.
Aujourd’hui c’est civet de sanglier, les gars en on tiré deux gros dimanche à la lisière. Ça parfume le gibier dans tout le restau.
J’entends les voix qui filent des fissures.
Et pas une qui dit qu’un jour y aura plus rien…
Bonne nuit
(Hendaye, 22 janvier, 18h 20)
Le ciel a la douceur d’un « Bonne nuit »
Quand on remonte le drap jusqu’au menton du petit
Quand on remonte le drap sur l’épaule de l’aimée
Quand on remonte le drap sous la barbe du vieillard
Et il y a ce geste sur le visage
Pour balayer quelques miettes, quelques peaux mortes, une larme
Ou simplement passer un doigt sur la fossette que dessine le sourire de l’endormi
Les promeneurs, et le temps
(Hendaye, 22 janvier, 18h)
Matin et soir, il marche, tranquillement, les jambes légèrement arquées, les mains derrière le dos, casquette sur la tête, casquette d’été ou casquette d’hiver. Je croise souvent ce petit homme sur la promenade le long de la plage.
On y vient rencontrer la mer, le ciel, les gens aussi quand on se sent un peu seul.
Il y a deux ans nous nous croisions sans un regard. L’an dernier nous nous sommes rendus compte, l’un et l’autre sans doute, que nous déambulions souvent au même moment.
Cet été nous avons échangé quelques regards. À l’automne, ce fut un signe, un signe discret de la tête.
Ce soir, nous avons parlé, nous nous sommes dit bonjour.
Hibarette
(Hibarette, Hautes-Pyrénées,16h 10)
Le chemin est boueux.
Une pluie fine fait fondre la neige.
j’aperçois une mésange accrochée tête en bas sur une branche.
Timide éclat qui file aussitôt dans le sous bois.
Ces oiseaux là ne reste jamais longtemps sur la même branche.
Ce soir je dormirai chemin du Turounnet à Hibarette.
Noir
(Urrugne, 12h 40)
Le froid est là.
La grêle claque sur les tuiles.
Il essuie la buée sur le carreau, lentement. Comme le faisait sa grand-mère au réveil.
La tempête a mangé les couleurs. La neige s’accroche à 700 m.
Vieillissant, il a de plus en plus le goût des couleurs, mais aujourd’hui ce noir lui va.
Il ne sort pas. Il regarde par la fenêtre les montagnes enneigées qui apparaissent et disparaissent au gré des averses.
Ce noir, c’est le noir de la terre que le père prenait à pleine poignée pour en apprécier la substance. Une main large, doigts épais, ongles noirs.
C’est celui des coins sombres que la lueur des bougies et du feu dans la cheminée n’atteignait jamais.
Il ne sort pas. Il regarde celui qui va courbé sous la pluie tenant d’une main sa capuche.
Il regarde le chien qui attend sous l’auvent, le grésil qui blanchit la cour, il regarde et il laisse agir le noir.
Sous la pluie
C’est un jour de vent et d’eau, une journée sous marine.
Aucune conversation n’est possible, si ce n’est en langue des signes.
À 17h les réverbères sont allumés, la nuit est restée accrochée au jour.
Il faut aimer la pluie pour s’assoir sur les bancs mouillés.
Michel et Michelle sont venus quand même.
Signer face à face à 17h sous les tamaris c’est un rituel.
Ils ont parlé de la nuit qui goutte, des stalactites et des stalagmites.
Ils se sont demandé s’il existait d’autres planètes avec autant de pluie.
Si les extraterrestres avait eux aussi inventé le parapluie.
Les arbres attrapaient la lumière des lampadaires et Michel et Michelle brillaient.
Ils ont parlé encore et encore, jusqu’à ce que la pluie tape trop fort.
Ils ont parlé de la solitude quand il pleut, de la solitude quand il neige.
Ils ont parlé des bêtes qui s’ébrouent, des fumerolles au dessus du sol quand la terre est chaude.
Ils ont parlé des débordements, des trop-pleins, des effondrements.
Puis ils sont rentrés, le cul trempé, heureux d’avoir tant parlé sous la pluie.
U.S.Sauveterrre Rugby
(Sauveterre de Béarn, Pyrénées-Atlantiques, 11H 40)
La salle des Chênes, le local de l’U.S.S, U.S. Sauveterre Rugby.
C’est là que je joue ce matin.
Le terrain est détrempé, la salle semble à l’abandon. Une chanson des Beatles trotte dans ma tête. Back in U.S.S.R.
Le local est glacial. Il me faut un bon quart d’heure avant de trouver les interrupteurs chauffage et lumière. Sous les boitiers électriques, qui ne sont surement plus aux normes, une poubelle pleine de canettes de bière vides.
Le carrelage est poisseux. Plusieurs générations ont joué ici des troisièmes mi-temps débridées.
Derrière le bar, sur les étagères des dizaines de trophées ont remplacé les bouteilles.
Sur les murs, dans des cadres de traviole, des photos noir et blanc des équipes de rugby qui sont passées par ici,
Je m’installe devant le bar, que je cache avec un tissu noir. Je monte le décor, aligne quelques chaises. Il y aura plus de soixante gamins.
Comme chaque fois la magie opère. La rouille, les carreaux éclatés, la peinture écaillée, tout cela s’efface. Nous naviguons les enfants et moi au gré d’un spectacle (pestacle) jubilatoire. Les rivages sont verdoyants.
À la fin du spectacle un gamin vient me voir, un grand, CP ou CE1. Il me dit fièrement, les yeux brillants de toutes les aventures collectives: Demain y a match, on joue contre Hasparren, je joue en deuxième ligne!
Oh, non, cet endroit n’est pas à l’abandon. On y joue, on y joue tant que l’on peut.
Une femme et son chien
(Hendaye, 7 janvier, 9h)
Une femme et son chien.
Je photographie. Toujours la même photo. La même émotion face à l’espace ponctué de silhouettes isolées.
Le chien bougonne, las de faire toujours la même promenade.
La femme rumine les infos du matin. La retraite, c’est pas pour demain. Il faudra faire deux ans de plus à la blanchisserie de l’hôpital.
Je les entends parler. Le chien rouspète, il veut aller en forêt.
C’est trop loin dit la femme, je travaille dans une demie heure.
Elle pleure. Le chien est surpris. Il cesse de râler.
Je voulais faire parler le chien, les faire s’engueuler, rompre la banalité par une pirouette.
Mais non. Ne vient que le silence. Le silence d’un moment où l’espace et la lumière nous sont offerts.
Chut… Fait le chien, il nous reste une demie heure…
Mitsouko
Nous dinons au bar restaurant « L’Hôtel de Paris ».
Au bar, un homme comble sa solitude en faisant des blagues.
Quatre personnes viennent s’assoir à la table voisine. La grand-mère, la mère, la fille et un homme qui ne semble pas être de la famille.
Quand la fille ôte son manteau, une fragrance me saisit. Je connais ce parfum. D’où? impossible de me souvenir. C’est ancien, très ancien.
Chaque passage du serveur provoque un léger courant-d’air qui m’envoie une bouffée de cet envoutant bouquet.
N’y tenant plus, je demande à la jeune femme le nom de son parfum. C’est la mère qui répond la première. Mitsouko de Guerlain. Je m’excuse de mon indiscrétion mais toute la tablée semble ravie de l’intérêt que je porte à ce délicat et enivrant parfum.
La jeune fille a les cheveux noirs, coiffés au carré. Elle est maquillée, un visage blanc.
Je leur demande si ce parfum est ancien. Oui, très ancien même, répond la mère. iI a été crée en 1912. Et elle me montre la référence sur son smartphone. Je lis: « La légende d’un amour impossible, union secrète de pêche épicée et de patchouli ».
Je cherche dans les tréfonds de ma mémoire. C’est si bon, si doux. Mon esprit tout entier est soumis à ces effluves. C’est ancien, très ancien. J’étais un enfant.
Ma grand-mère, peut-être. Et si c’était le parfum de ma grand-mère paternelle que j’aimais tant, Marguerite….
Nous quittons le restaurant, Mitsouko ne me lâche pas.
Plus tard je m’endors avec cette tendre senteur. Ma grand mère habitait Sente de la Folie.
Au matin, il me reste encore quelques émanations.
Mais le souvenir reste incertain.
Il faudra enquêter, sentir à nouveau, interroger ceux qui ont connu Marguerite, et qui sont encore là, c’est si bon, si doux…
À vos souhaits
(Domaine de Meysouet, Sindères, Landes, 17h 20)
Ce soir, j’ai trouvé refuge dans une cabane de rondins au pied d’un vieux chêne sur le domaine de Meysouet. Un surfeur au rancart vit ici avec sa famille, un chien noir, cinq poules noires et leur coq. L’homme me dit qu’il a cessé de chercher le paradis loin de chez lui. Vous avez raison lui dis-je, c’est pour ça que je m’arrête à Meysouet. Et j’éternue…
Le goût du matin
(Hendaye, 8h 45)
7 janvier
Lever du soleil 8h 39
Température 10°
Vent du sud, sud, sud-ouest
Le vent qui lisse la mer, souffle une crête d’écume sur ce qu’il reste de vagues
La journée commence au pas
Il s’agit juste d’être là quand le ciel rougeoie
Cela ne dure pas, mais le goût du matin se prolonge
Lune du loup
(Hendaye, 6h 45)
La lune est ivre et titube sur la baie
C’est l’heure des coureurs de l’aube
L’heure des travailleurs aux yeux mi-clos
Un enfant à peine éveillé appelle
La mère se lève à contre cœur
C’est l’heure des noceurs
Qui remontent leur col en regardant la mer
Fument une dernière cigarette avant d’aller dormir
C’est l’heure du café et des draps froissés
L’heure de ceux qui partent sans rien dire
Les blanchisseuses sont déjà à l’ouvrage
Le jour n’est pas encore levé
Les bêtes sauvages passent en courant
Première lune pleine de l’année
Lune du loup qui court sur la crête
C’est l’heure du cueilleur qui lape le ciel à pleine bouche
Le palmier du rond-point
ou le Cocotier du Chili
(Hendaye, 3 janvier, 21h 55)
On a habillé le vieux palmier du rond-point.
Un Jubaea chilensis, ou Jubaea spectabilis, ou Cocotier du Chili.
Je préfère la dernière dénomination, elle me conduit à Valparaiso en compagnie de Luis Sepulveda.
C’est ici au pied du palmier que se retrouvent les sans-domicile du quartier.
L’un d’entre eux dit qu’il a décoré sa maison et il lève sa bouteille à la nouvelle année.
L’arbre a cent vingt ans. Quand j’étais enfant il en avait la moitié, et moi j’étais deux fois plus petit, donc il était déjà très grand.
Ce soir à Valparaiso nous trinquons sous une enseigne au néon à deux pas des eaux sales qui clapotent sur les coques au mouillage.
À 22h précises les lumières s’éteignent. Économie oblige.
Nous irons rêver ailleurs. Sur la plage. Dans le noir, avec le bruit des vagues et le blanc de l’écume.