lundi 30 avril 2018


Il pleut


 (Vaucresson)

Aujourd'hui je n'ai rien d'autre à faire que de regarder tomber la pluie.
Alors je regarde la pluie.

samedi 28 avril 2018


la Glycine

 
Je  viens de terminer un recueil de nouvelles, « Ces morts heureux et héroïques » de Luke Mogelson. On y suit des combattants de retour au pays encombrés de la violence qu’ils ont vécu.
Je lis souvent des romans ou des nouvelles sur les guerres. Je ne sais pas si c’est la beauté de  l’horreur qui m’attire ou si je cherche désespérément à comprendre quelque chose à cette brutalité qui nous constitue tous autant les uns que les autres.
Après avoir refermé le livre, je tourne en rond, incapable de faire quoi que ce soit. Je  m’allonge, je somnole, je me lève, je prends un autre livre, « Le Jour d’avant » de Sorj Chalandon. Dès les premières pages son écriture me saisit. Pourtant je m’arrête page 17 à la phrase: « Quelques jours plus tard, Joseph se décidait pour la mine ». Il va bien falloir que je creuse un jour moi aussi.
Je descend au jardin, je bêche, je coupe, j’arrose, je m’active pour ne pas penser. Et puis je ne fais plus rien, je renifle le lilas, je regarde si la petite araignée verte sur l’érable est toujours là. Non, elle n’est plus là, elle est aller chasser ailleurs; chasser…. Les derniers rayons de soleil effleurent la glycine qui grimpe sur le noisetier. Je m’approche des fleurs, très près.  Je vois des danseuses, des petits rats d’opéra, je me souviens d’un feuilleton que nous regardions enfants, « L’âge heureux », ça se passait à l’opéra  de Paris. Longtemps je regarde les fleurs, ces renflements sensuels. Soudain j’ai une drôle de sensation. Ce n’est pas moi qui regarde la fleur, c’est elle qui me regarde…


(Vaucresson)

vendredi 27 avril 2018


Écrire un mot


(Pivoine, Vaucresson)

Voilà des jours qu’elle tente d’écrire un mot. Elle l’aime à la folie. Il s’en est allé en Asie.
Les feuilles s’entassent sur la table de bois, l’encre sèche au bout de la plume.
Tout au plus le papier jauni dit le manque. Impossible d’écrire le reste.
Un léger parfum de tabac flotte encore dans la maison. Elle n’ouvre pas. Il ne faut pas laisser s’échapper ses dernières traces.
À son retour il la trouvera pâle et le cœur gorgé d’encre.

jeudi 26 avril 2018


Mon jardin


( Araniella Cucurbitana sur feuille d’Érable japonais, Vaucresson)

Mon jardin est  si vaste. 
Il contient le monde entier, 
avec ses  espoirs et ses cauchemars.

mercredi 25 avril 2018


La pipe


(Marly-Gomont, Aisne, 6 avril)

Nestor est un homme un peu bancal qui s’excuse lorsqu’il s’accroche aux ronces. Le soir il attend à la clôture pour regarder  rentrer les vaches. Quand elles le voient, elles se regroupent à l’entrée du champ, elles attendent.  Nestor aime ce moment où elles se dirigent toutes vers lui, il se sent important. Il n’a pas le droit d’ouvrir la clôture, il faut attendre son père, lui sait ce qu’il faut faire. Nestor n’a le droit de rien faire, d’ailleurs il ne sait rien faire, du moins c’est ce que l’on dit, alors il ne fait rien.  Il se promène, il parle aux oiseaux, il parle au ruisseau, il parle aux poteaux:
«Y a papa qui vient, il a donné un coup dans le thuya avec la scie, t’as qu’à dire que ça repoussera. Faut enlever les pierres maintenant. J’ai trouvé une balle dans la terre, une balle avec des guirlandes au bout. C’est pas à moi. Je peux la garder tu crois? Elle a des couleurs. Les oies sont repassées après la pluie. Papa a gueulé pour la terre dans les poches. J’aime pas quand il crie. Je peux  pas dormir après, j’ai des mauvaises pensées. T’en as toi des mauvaises pensées? Papa dans le puits, la maison qui brûle, les vaches qui viennent plus… C’est pas marrant, ça t’empêche. J’aimerais bien fumer la pipe. Faut pas, qu’il dit, ça donne le cancer. Alors il se la garde pour lui sa pipe, et son cancer avec. Des fois je peux la nettoyer quand même. Ça sent fort. Je tape sur la table, je gratte avec l’Opinel, je cure avec du PQ en tortillon. Il m’a montré. Il reste à coté, il me regarde. Il faut faire gaffe avec le couteau. Une fois j’avais pas tourné la virole, il s’est refermé sur mon doigt. Y avait du sang, il a gueulé. Quand j’ai bien fait, après il me dit merci et on se tape la tête. C’est la seule chose qu’il me laisse faire. Sinon je casse. Si un jour il meurt je fumerai la pipe.»

mardi 24 avril 2018


Hellébore


( Hellébore, Vaucresson)

Tremblante hellébore dans la lumière du soir,
il a fallu m’étendre dans l’herbe humide,
redresser délicatement ta tige
afin d’admirer l’opulence de tes follicules.
Est-ce parce que tu portes un nom du nord
que tu gardes ainsi la tête baissée,
Crains-tu à ce point la brûlure du soleil?
Ou bien, toi que l’on nomme rose de Noël,
reine du jardin, est-ce par humilité
que tu offres aux rampants tes richesses?
ton regard ne se détourne pas de qui est au sol,
il se tient à l’écart de l’éclat, sans jugement.
Ton autorité est dans la soie de tes pétales.
Je te voudrais pour reine. 

lundi 23 avril 2018


La vie


(Maulévrier, Maine-et-loire, 16 mars)

Elle est en salle de réveil, comateuse, entre la vie et la mort, couverte de glace pour atténuer la fièvre. Elle a froid, très froid, elle tremble. Elle  se dit: c’est comme ça que ça se passe. Le froid la serre plus fort. Une question surgit: Est-ce la mort qui enserre le corps, le presse comme un tube dentifrice pour en expulser l’âme, ou est-ce l’âme qui s’en va de son plein gré, abandonnant le corps impuissant?
Alors, doucement elle s’est réveillée. Cette question, cette simple question au contact de la faucheuse était la vie.

dimanche 22 avril 2018


Miniatures éphémères
Petits métiers


(Vaucresson)

Le charmeur de fougères

samedi 21 avril 2018



La promesse de l'arbre


(Figuier, Vaucresson)

La promesse de l’arbre me rassure sur le cours des choses.

vendredi 20 avril 2018


A


(Vaucresson)

Faites A dit le docteur.

Alouette, gentille alouette….

Non, je ne vous ai pas demandé de chanter, juste de faire A!

Ah bon...

jeudi 19 avril 2018


Coccinelle


(Halyzia Sedecimguttata sur feuille de Poirier nain, Vaucresson)

Il fait très chaud
J’hésite,
devenir 
cheval,
myosotis,
pic-vert,
liège,
nuage,
rosée, 
vague,
buis,
sable,
poussière, dans la lumière,
ou coccinelle, plus précisément une Halyzia Sedecimguttata, c’est un joli nom.
Un moustique me pique,
une goutte de sang,
je ne suis qu’un homme,
hésitant.

mercredi 18 avril 2018



Ce bout de terre


(Marly-Gomont, Aisne, 6 avril)

le vieux s’est effondré comme une masse. Le bruit sourd du corps sur le plancher, une chaise qui bascule, un appel étouffé. André se précipite. Il est  seul dans la maison avec son grand-père. Le vieux est nu, il regarde André, il a peur. André regarde son grand-père aussi démuni qu’un nouveau né, mais tellement plus lourd, si lourd qu’il lui est impossible de le relever.
André connaît si peu de chose de la vie. Il regarde la chair plissée, le sexe flétri. Un jour lui aussi sera comme ça.
Les pompiers eux savent s’y prendre, ils emmènent le vieux sur un brancard, André les suit jusqu’à l’hôpital. C’est la première fois qu’il monte dans un camion de pompier. On fait fonctionner la sirène pour son grand-père.
Ils sont maintenant aux urgences, un lit roulant dans un couloir, André est debout aux côtés du vieux qui s’agrippe à son bras. Me laisse pas crever ici! André regarde les doigts noueux, les doigts qui serrent, fort, si fort, tant de force encore dans cet homme qui ne tient plus debout.
Le vieux est pâle, de plus en plus pâle. Il s’accroche à André. Il parle. Il parle de sa terre. Dans une poignée tu trouves quinze vers de terre. Il parle de son chien, un chien loup aussi doux qu’un agneau. Il parle de l’ombre du tilleul devant la maison. Il parle du premier brochet qu’ils ont péché, il parle de la rosée, des champignons, il parle de Marguerite, des reflets de la lune dans ses cheveux. Jamais le vieux n’a parlé ainsi.
L’étreinte se desserre. André sait que son grand-père ne reviendra pas à la maison, alors dans le creux de l’oreille il lui dit: Moi aussi grand-père, je l’aime ce bout de terre.

mardi 17 avril 2018


Se souvenir


(Dessin réalisé il y a bien longtemps pour un test psychologique m'a-t-on dit)

J’aime me souvenir. Le souvenir est le temps du récit, de l’écho. Enfant, je jetais des pierres au fond du gouffre du Berger. L’écho m’indiquait la profondeur du précipice.
Le souvenir n’est pas regret, il est le temps d’un autre moment. Le récit du passé devient le présent. Un présent joyeux. Comme je l’entends souvent chez ces vieilles personnes avec qui j’ai plaisir à converser.
Le souvenir réchauffe, tient éveillé. Même celui des épreuves passées quand il n’en reste que le bon grain.
Sur un chemin de montagne, souvent je m’arrête pour regarder derrière moi. Changer de point de vue pour mieux avancer. S’arrêter un instant pour éprouver la joie d’être là.
À gravir les montagnes, il y a la joie du mouvement et de l’effort, mais il y aussi celle du paysage qui trouve son apogée au sommet.
C’est quand on marche moins vite que l’on se retourne le plus souvent.
Voilà pourquoi je dois m’attacher au soir de ma vie à rendre le paysage clair, à chasser les brumes de mon esprit. Et me souvenir y participe.

lundi 16 avril 2018


Le chat est revenu


(Vaucresson)

Le chat revient après plusieurs jours de fugue. Un vent léger souffle sur le cerisier.
Le chat est revenu le jour où la neige tombait chaude et parfumée, dira l'enfant.

dimanche 15 avril 2018

samedi 14 avril 2018


On dit que...


(Vaucresson, 20h)

On dit que… Il paraît que…
Je ne sais plus qui croire ou ne pas croire.
Je regarde par la fenêtre,
le cerisier est en fleur, le ciel est noir.

vendredi 13 avril 2018


Jour de marché à Parthenay


(Parthenay, Deux-Sèvres, 7 mars)

C’est jour de marché à Parthenay, Paulette en a pour la matinée. Elle parlera avec Lucien,
ils diront que tout va bien. Elle parlera avec Chantal, ils diront que tout va mal. Elle n’achètera pas grand chose, des fruits pas murs, un peu de fromage, un demi poulet qui lui fera trois jours avec du gratin dauphinois, celui de monsieur Eloi, c’est pas du chinois. Elle prendra la rue de la poste, puis la rue Saint-François, elle saluera Bérangère qui a un lumbago, elle boira un Duhomar au Drapeau et refera un tour boulevard de la Meilleraye pour regarder les chandails.
À une heure, devant son gratin, dans son petit appartement, elle se dira que c’est chouette les jours de marché à Parthenay.

jeudi 12 avril 2018


Il y aurait...


(Hendaye, 30 janvier)

Il y aurait derrière l’enfant des milliers d’hommes et de femmes en marche tirant leur rêve de liberté au bout de fils de coton. Les milices stupéfaites regarderaient en l’air, tandis que tomberaient les barrières. Il  y aurait des châteaux dans les arbres, on danserait au bord des étangs, les oiseaux reviendraient, les nénuphars seraient en fleur, et les cerisiers, et les forsythias et les magnolias. L’herbe serait verte, haute, ils viendraient du sud, du nord, de l’est, de l’ouest, ils viendraient en paix.

mercredi 11 avril 2018


...


(Nerbis, Landes, 2 février)

Ce jour là, il fallait  attendre que le soleil se lève pour douter un peu moins.

mardi 10 avril 2018


Un vieux chêne


(Forêt du Nouvion-en-Thiérache, Aisne, 7 avril)

Face aux forces obscures, je prendrai exemple sur ce vieux chêne qui danse bras ouverts depuis cinq cent ans.

lundi 9 avril 2018


Au Lac de Condé


(Le Nouvion-en-Thiérache, Aisne, 7 avril)

Martine  et Vincent se sont connus sur les marches du haut toboggan de béton. Leurs vacances c’était le lac de Condé à Nouvion à deux pas des maisons. Vincent avait l’air d’un corsaire avec son bras tatoué et ses cheveux en arrière. Martine avait la peau si blanche qu’on y lisait la moindre
étreinte. Vincent menait la danse, Martine se drapait d’insouciance.
Quelques années plus tard, la baignade est interdite au Lac de Condé. Le béton des passerelles s’effrite. 
Ce samedi Martine est de garde à L’EHPAD de Nouvion. Vincent, magasinier à Carrefour, a eu sa matinée. Avec son fils, Kylian, ils ont  rempli un sac plastique de pain rassis et sont venus au lac nourrir les canards. 
Un moment calme, entre «mecs », il n’ y a personne ce matin, c’est la première journée de beau temps depuis longtemps, le printemps est enfin là, on entend les oiseaux, un geai des chênes, une alouette des champs, une mésange, le toc-toc d’un pic-vert qui raisonne dans les bois d’à côté.
Les canards sont au rendez-vous, des colverts, mâles et femelles.
Vincent est silencieux, il cherche à distinguer les chants qui parviennent jusqu’à lui.
Kylian lance quelques croûtons aux canards. Soudain il regarde son père et l’assaille de questions:
« Papa, pourquoi les bulldozers et les gendarmes ont cassé les cabanes à la télé, pourquoi ils tapent les gens qui courent, pourquoi maman elle dit toujours qu’elle en a marre, pourquoi t’es jamais là, pourquoi on va pas à la mer, pourquoi Assad est parti, pourquoi mamie elle est méchante, pourquoi tonton Jacques il dit qu’on lui laisse rien, pourquoi on n’a pas le droit de se baigner là, dis papa, pourquoi y avait des gens dans les arbres, pourquoi y avait des gens qui marchaient sur la route, plein de gens, pourquoi y avait des policiers, plein de policiers, pourquoi on fait des minutes de silence, dis papa pourquoi, pourquoi tu dis que c’est trop cher, pourquoi tu dis que  ça s’arrange pas, pourquoi tu dis que c’est des brutes… pourquoi tu pleures? »
Vincent aurait juste voulu dire à son fils: « Écoute, ça c’est le geai qui cajacte, et ça l’alouette qui grisolle et là, tu entends, la mésange qui zinzinulle et le pic-vert qui tape sur le bois… »
Mais rien ne sort.

samedi 7 avril 2018



À l'école Ernest Lavisse


(Le Nouvion-en-Thiérache, Aisne)

Elle s’appellle Félicie. Le deuxième jour d’école, punie pour avoir osé contredire le maître, elle monta debout sur sa table et chanta l’internationale à tue-tête. Dans tout le canton, on disait qu’à l’école Ernest Lavisse on amadouait les récalcitrants, on triait le bon grain de l’ivraie pour l’avenir du pays. Jamais Félicie ne céda. C’est maintenant une vieille femme de quatre vingt douze ans qui vit dans la montagne avec un Labrador noir et s’apprête à rejoindre la capitale pour manifester aux côtés des cheminots.

vendredi 6 avril 2018



"Cayenne, c'est fini..."


(Guyane, 9 mars 2013)
« Cayenne, c’est fini…. »
Ce devait être en 1978. J’étais étendu, les bras en croix au dernier étage du Centre Américain, Boulevard Raspail à Paris. Atelier de théâtre Blanche Salant, exercices méthode Feldenkrais avec Paul Weaver. J’ai un mal fou à me concentrer. Un son monte du rez-de-chaussée, une voix. Ma conscience n’est déjà plus dans ces lents mouvement des bras, mais trois étages plus bas. J’ouvre les yeux, je glisse sur le coté, je regarde mes camarades en pleine relaxation, je me lève et m’éclipse. Je dévale l’escalier, j’entre dans la salle de spectacle au rez-de-chaussée. La salle est à moitié vide, sur la scène un énergumène se donne sans compter. « Juste ce que tu sais faire, le minimum… ». Je suis sous le choc.
Le lendemain j’achetais l’album Alertez les bébés.
Je découvrais Jacques Higelin, j’avais 23 ans, je vivais une époque de folle émancipation. je l’ai vu plusieurs fois en concert, à la fête du PSU à la Courneuve, à Mogador. J’ai toujours les premiers vinyles. J’ai écouté Alertez les bébés en boucle. Je ne me souviens plus très bien de tout. Peut-être y-avait-il aussi Areski et Brigitte Fontaine au centre américain.
Dans les années 80 je me souviens l’avoir vu faire le bœuf à quatre heures du matin au restaurant Chez Ali où nous nous retrouvions avec les camarades de la ligue d’improvisation les lundis soir après le spectacle.
Je ne l’écoutais plus beaucoup, il n’a pas toujours eu ma préférence, mais j’ai toujours aimé sa fantaisie, sa liberté, sa façon de parler. Cet homme était un oiseau, un ciel, une mer, il était pluie et soleil mêlés.
C’est sans doute le chanteur qui aura été au plus près de toutes ces années écoulées depuis le jour où je décidais de tracer ma route sans rien demander à personne.
Alors bravo monsieur, bravo et merci, monsieur « le poseur de girouette ».

jeudi 5 avril 2018


Compétitif


(Venise, Cannaregio, 23 janvier)

Ce sont des squatters qui l’ont trouvé. Un jeune couple venu là pour s’aimer après avoir fracturé la porte. La maison semblait abandonnée depuis des années. A l’intérieur tout était impeccablement rangé sous une épaisse couche de poussière. L’homme était assis sur une chaise de rotin, le corps affalé sur un plateau de Scrabble posé sur une table. Son visage, ses mains étaient momifiés. Ses cheveux étaient très longs, noirs avec quelques mèches grises. Ils portait une chemise à petits carreaux fermée au col, un gilet de laine à losanges et un pantalon de velours gris. Des vêtements propres mais usés. Seul le pantalon était taché, une tache large, brune, sèche. Difficile de lui donner un âge avec cette peau parcheminée, mais il ne semblait pas si vieux, moins de soixante ans. Sur la table il y avait un répertoire  avec une reliure de cuir. La plupart des pages étaient vides, une adresse et un numéro de téléphone à la lettre M, maman, deux numéros de téléphone à la lettre D, Daniel et Docteur, et un numéro à la lettre O, monsieur Olivetti. C’est tout.
La tête de l’ homme reposait sur les lettres du jeu à peine déplacées. L’homme devait jouer seul au moment de son décès. Deux porte-lettres, l’un à sa gauche, l’autre à sa droite, dirigés dans sa direction, et une feuille de décompte des points avec deux colonnes, l’une à son nom, l’autre à son prénom, en attestaient. Dedante Salvatore, le nom sur la boite aux lettres remplie de prospectus publicitaires. Dedante avait 127 points, Salvatore 93.
Les bras de l’homme s’étendaient de part et d’autre du plateau de jeu. Dans sa main droite il tenait la lettre F. La lettre qu’il s’apprêtait à poser quand il s’est effondré, la dernière lettre du mot COMPÉTITIF, dont le deuxième T était sur une case mot compte triple.

mercredi 4 avril 2018


Pimpon


(Venise, Castello, 23 janvier)

Bipbip attend dans l’ombre le cœur battant. Bipbip, ainsi l’avait-on surnommé en raison de son bégaiement et de sa maladresse légendaire.
Bipbip aime mademoiselle Tartiflette. Mademoiselle Tartiflette, ainsi l’avait-on surnommée en raison de ses origines savoyardes, de ses cheveux blonds en désordre et de ses joues rouges qui lui donnait toujours l’air d’avoir trop chaud.
Bipbip voudrait lui parler de ses yeux qui papillonnent, des yeux qui ont la couleur exacte du ciel le jour où il est venu au monde. Il voudrait lui parler de sa voix aussi douce que les courants d’air qui lui caressent le visage les jours de fièvre. Il voudrait lui parler de ses mains blanches dont il devine l’agilité. Il voudrait lui parler de ses tenues aussi colorées que les rues de Burano où il a fait ses premiers pas. Il voudrait lui dire son amour bien plus vaste que la lagune, il voudrait lui dire qu’elle est tout et qu’il est si peu.
Mais il reste dans l’ombre, pétrifié. Combien sont-ils qui restent ainsi à distance sans jamais oser se déclarer, qui regardent, de loin, inventoriant tous les stratagèmes pour attirer l’attention.
Bipbip tremble, il se dit qu’il est temps. Il sait tout de mademoiselle Tartiflette, ils sont voisins, il l’a tant de fois observée. Elle ne sait rien de lui pense-t-il.
Il est temps, il faut y aller, lui parler. Il fait un pas, s’arrête, sent son cœur qui s’emballe, puis se dirige vers elle vivement. Il s’arrête à quelques centimètres, tente de parler, sa voix sort en vrac, bien trop forte. Mademoiselle Tartiflette sursaute, se retourne, trébuche et glisse dans le canal.
Bipbip plonge sans réfléchir, Il rattrape mademoiselle Tartiflette en difficulté dans l’eau froide avec un manteau trop lourd, et l’aide à remonter sur le quai.
Quelques instants plus tard les voilà tous les deux chez Luigi, une couverture sur le dos, devant un chocolat chaud.
Et quelques mois plus tard ils se marieront. Dans l’intimité il l’appellera mon poisson tandis qu’elle le nommera Pimpon, son pyromane et son sauveur. Pimpon serait désormais son nouveau surnom.

mardi 3 avril 2018


S'échapper


(Hendaye, 27 mars)

Il suffit parfois d’un trou de souris pour s’échapper.

lundi 2 avril 2018


À l'endroit


(Vaucresson)

Il y a eu une éclaircie, je suis descendu au jardin, j’ai ramassé le bois mort, les feuilles vernissées du néflier et les fougères fanées. J’ai posé mes outils et j’ai longtemps regardé les primevères et les jonquilles qui tapissent la prairie. Leurs couleurs ne suffisaient pas à me soulager de cette lassitude des jours gris et des pluies froides. Il fallait me pencher, m’asseoir dans l’herbe humide, me rapprocher des fleurs jaunes, rouges, mauves, blanches, bleues, toutes sortes de bleus, quelques abeilles et frelons, un papillon et  des pucerons pour me tenir compagnie.
La pluie revenait, à gouttes espacées. J’allais remonter à pas lents, quand quelques fleurs de faux jasmin disposées en cascade ont attiré mon attention. Il y avait là de quoi danser, de quoi voler, chouette effraie surgie des cavernes, danseuse étoile en équilibre au bord des gouffres, papiers volés à la nuit, broche d’ivoire au col d’une vierge noire, calligraphie en négatif pour me remettre à l’endroit.