mercredi 25 avril 2018


La pipe


(Marly-Gomont, Aisne, 6 avril)

Nestor est un homme un peu bancal qui s’excuse lorsqu’il s’accroche aux ronces. Le soir il attend à la clôture pour regarder  rentrer les vaches. Quand elles le voient, elles se regroupent à l’entrée du champ, elles attendent.  Nestor aime ce moment où elles se dirigent toutes vers lui, il se sent important. Il n’a pas le droit d’ouvrir la clôture, il faut attendre son père, lui sait ce qu’il faut faire. Nestor n’a le droit de rien faire, d’ailleurs il ne sait rien faire, du moins c’est ce que l’on dit, alors il ne fait rien.  Il se promène, il parle aux oiseaux, il parle au ruisseau, il parle aux poteaux:
«Y a papa qui vient, il a donné un coup dans le thuya avec la scie, t’as qu’à dire que ça repoussera. Faut enlever les pierres maintenant. J’ai trouvé une balle dans la terre, une balle avec des guirlandes au bout. C’est pas à moi. Je peux la garder tu crois? Elle a des couleurs. Les oies sont repassées après la pluie. Papa a gueulé pour la terre dans les poches. J’aime pas quand il crie. Je peux  pas dormir après, j’ai des mauvaises pensées. T’en as toi des mauvaises pensées? Papa dans le puits, la maison qui brûle, les vaches qui viennent plus… C’est pas marrant, ça t’empêche. J’aimerais bien fumer la pipe. Faut pas, qu’il dit, ça donne le cancer. Alors il se la garde pour lui sa pipe, et son cancer avec. Des fois je peux la nettoyer quand même. Ça sent fort. Je tape sur la table, je gratte avec l’Opinel, je cure avec du PQ en tortillon. Il m’a montré. Il reste à coté, il me regarde. Il faut faire gaffe avec le couteau. Une fois j’avais pas tourné la virole, il s’est refermé sur mon doigt. Y avait du sang, il a gueulé. Quand j’ai bien fait, après il me dit merci et on se tape la tête. C’est la seule chose qu’il me laisse faire. Sinon je casse. Si un jour il meurt je fumerai la pipe.»

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