Miniatures éphémères
Pour le 1er avril
(Awala-Yalimapo,Guyane, 28 mai 2023, 17h 50)
Pêcheur d’avril
Poisson avril poisson coco
Blanc-manger coco-poisson
Un jour, une image, une histoire et autres bricolages d'un promeneur solitaire.
Cachée
(Parc de Saint-Cloud, 15h 25)
Cela venait de derrière l’arbre le plus haut, un gémissement, une plainte, un son humain sans doute, difficilement identifiable. Je me suis approché, à pas de loup, j’ai découvert alors adossée au tronc une petite dame aux grands yeux ronds, rouge de confusion, retenant un fou rire la main sur la bouche, une petite dame qui m’a fait signe de m’éloigner en disant: Chut… Je suis cachée.
Racines
(Parc de Saint-Cloud, 15h 45)
Il y avait un vieil arbre, un pin maritime au large tronc. Un vieil homme s’est approché. Il s’est adossé à l’arbre, il a croisé ses jambes, un bras derrière la tête, l’autre le long du corps, la main à plat sur l’écorce, et il a parlé, on ne sait pas à qui, à l’arbre, aux herbes, aux fleurs, au vent, aux bourdons, il racontait sa vie, depuis le début, dans une clinique de Dakar où il naissait tranquille tandis que sa mère buvait une coupe de champagne pour accélérer le processus. Il a raconté ses premiers pas à Ngor avec une tortue, il a raconté des courses effrénées sur le pont d’un paquebot qui s’en allait vers la France, il a raconté le jardin du grand-père avec la tonnelle de fer, les framboisiers, le parfum des pavés humides dans l’arrière cour, il a raconté son premier vélo, un bleu avec des capsules de plastique colorés coincés dans les rayons, il parlait vite, parfois laissait un grand silence, reprenait en arrière, faisait un saut dans le temps, s’emberlificotait, tournait sur lui-même, s’allongeait en fouillant sa mémoire, comme s’il fallait cueillir les souvenirs aux plus hautes branches, le parfum de l’herbe fraîchement tondue se mêlait à celui de la bouse de vache, des pins, des platanes et des feux de jardins, le caquetage des poules accompagnait les sonnailles et les aboiements, il parlait des femmes, il en parlait avec passion, avec tendresse, d’une plus que les autres, qui avait les pieds froids mais si jolis, des parfums encore, de ceux qui ensorcèlent, comme les voix, au réveil quand tout est possible, il parlait des trains, du tacatac, des roues qui grincent au freinage, il parlait des aubes pâles, des couchers de soleil sur la mer et de la forêt primaire, il virevoltait, montait, d’arabesque en arabesque, parfois tout venait d’un coup, alors il bégayait et souriait aux anges.
Il avait tant à dire qu’il prit racines et devint glycine, enroulée au pin maritime. Et bientôt la glycine fleurira.
J'y vais, j'y vais pas
(Bidart, 18 mars, 16h 20)
J’attends, ils attendent, les surfers dans l’eau, l’homme sur la plage. Vent du sud, une mer parfaitement lisse, une vague tous les quarts d’heure, une vague qui se fait attendre, mais parfaite, creusée par le vent d’autan. J’y vais, j’y vais pas, la vague est belle mais rare, de plus en plus rare à mesure que monte la marée. À trop hésiter, le temps passe, la marée haute absorbe ce qu’il reste de houle, l’homme sur la plage fait demi tour et les derniers surfers regagnent la plage en ramant. Je me détourne alors de la mer pour flâner sur le sable en quête de bois flottés aux formes inspirantes. Cette plage est une mine d’or en hiver. Quelques bois flottés pour fabriquer des grigris contre l’obscurantisme ambiant.
La route de la Corniche
(Socoa, Route de la Corniche, 20 mars, 18h 45)
C’est un jour tranquille, la mer au repos et le ciel à peine gâché. Un jour où les catastrophes sont pour l’autre bout du monde. Soudain la terre glisse, la falaise s’effondre, la route suit, irrémédiablement, la route de la corniche, elle tombe, la route des amoureux, elle glisse et se fissure. Une décapotable vert émeraude est emportée vers la mer, au ralenti, une femme s’accroche au volant, un foulard de soie se détache et s’envole. Quand la voiture aura sombré, il ne restera que la tache de couleur du foulard sur la mer.
Non, ça n’arrivera pas, la route aura été fermée depuis longtemps. Aucune voiture quand la route disparaitra. Car elle va disparaitre, dans dix, trente ou cent ans, on ne sait pas, mais la mer et les pluies auront raison des falaises. Les amoureux iront plus haut.
Une éponge
(Étang de Saint-Cucufa,15 mars, 16h05)
C’est une éponge. Hier il a croisé le regard triste d’une vache immobile sous la pluie, il a passé la journée de la glaise accrochée aux bottes et au cœur, aujourd’hui il a aperçu un canard mandarin sur une branche à fleur d’eau, il s’est dandiné toute la journée en saluant tout le monde.
Gigi
(Tartas, Landes, 7h 05)
Gigi dort encore
a cauchemardé
Ça cognait sur la tôle
est tombé de sa couchette
a cru que c’était la troupe
On venait le reprendre
On change pas de vie comme ça
Croyait qu’il y avait droit
Une seconde chance
Comme on dit
On le dit, mais c’est du pipeau
T’as pas droit à l’oubli
Quand t’a fait une connerie
Il a refait sa vie
Il a un boulot, un camion
Et un môme qui l’attend
Un môme qui crie papa
Quand il revient
Dieu que ça fait du bien
Mais là ça tape sur la tôle
C’est les cognes
Sont jamais rassasiés ceux là
Gigi fait un bond
Bascule de la couchette
Se réveille en tremblant
Sait pas si c’est de la peur
Ou de la rage
Putain c’est rien mon gars
C’est la pluie dru sur la caisse
C’est la pluie chaude sur le camion neuf
C’est rien, tranquille
C’est une course comme une autre
Y a le fiston qui t’attend
Rendors toi
Tu repartiras quand il fera jour
Quand la pluie aura cessé
Éclaboussure
Les nuages semblent jetés là d’un geste, un geste unique, une éclaboussure.
Une éclaboussure dans les yeux. On ferme les paupières, ça pique, on frotte, du dos de l’index, on se souvient des petits poings serrés du môme sur ses yeux mouillés, ça pique un peu moins. On réouvre les yeux, le monde est toujours là, ni plus beau, ni plus moche, juste un peu différent.
La Pièce Longue
(D920E, Route de l’Arboretum, lieu-dit La Pièce Longue, entre Gauliat et Le-Bois-La-Fleur, Corrèze, 16 mars, 17h 15)
Au lieu dit La Pièce Longue, deux bandes rivales, deux bandes hirsutes, petits et grands, face à face, depuis plus de vingt ans. Chaque printemps on s’envoie des noms d’oiseaux, on surenchérit dans l’insulte poétique, mais on ne bouge pas, on reste enraciné dans sa terre, on attend que l’autre fasse le premier pas, tout en sachant qu’il ne le fera pas. Si on en venait aux mains, il y aurait du bois cassé, il y aurait un vainqueur et les printemps seraient alors tristement silencieux. Alors on garde ses positions, on se houspille et on se tarabuste, jusqu’à plus soif, jusqu’à l’automne, avant de s’y remettre au printemps suivant, et cela peut durer encore longtemps.
Le banc
(Vaucresson, 14h 35)
Il y a un vieux banc de bois au fond du jardin. Vers la fin de l’hiver, je le nettoie, je gratte les mousses, décolle les feuilles mortes, les samares, et autres brindilles incrustées dans le bois, je donne un coup de brosse et m’assoie pour goûter la chaleur du soleil de mars.
Aujourd’hui l’air était frais et le soleil vif. J’ai pris la brosse et le grattoir, mais au moment de me mettre au travail, je me suis ravisé, je n’avais aucune envie d’effacer ce qui s’imprimait sur les lattes. Je suis allé chercher une chaise que j’ai posée à côté du banc. J’attendrai que le temps lui-même efface son œuvre avant de me rasseoir sur le banc.
Dodine et fièvre de cheval
(Argelès-sur-Mer, Pyrénées Orientales, 1ier juin 2017, 17h 15)
Scotché avec une forte fièvre. Tout juste capable de rêver d’une chaise à bascule, on dit une dodine à Haïti, une berçante au Québec, sur la terrasse de bois d’un mobile home. Je me balance un chapeau de paille aux bords recourbés rabattu sur les yeux, on entend les grillons et le frottement régulier des pieds de la dodine sur le plancher de bois, une goutte de sueur coule le long de ma tempe. Ah oui, j’allais oublier la mouche qui tourne autour de mon visage accablé.
Pourquoi dit on « une fièvre de cheval ». Je bouge au ralenti mais je peux encore pianoter sur mon ordinateur : L’expression pourrait être liée à Daniel Gabriel Fahrenheit, le physicien allemand à l’origine de l’unité de mesure de température qui porte son nom. Il a établi la température de référence la plus basse en prenant en compte la température la plus froide qu’il ait recensée l’hiver à Dantzig (0° F), tandis que la température la plus haute est étalonnée sur la température du sang de cheval (96° F).*
*Source: Geo
Voisinage
(Paris, 14 ième, 14h 15)
Voisinage inattendu boulevard Edgar Quinet, un club libertin et une entreprise de pompes funèbres. Ce pourrait-être le même gérant, un croque-mort qui s’encanaille pour ne pas déprimer. J’imagine des hommes en noir aux mines affligées errant d’un couple à l’autre sous les lumières tamisées. Ce pourrait être l’entente secrète de deux hommes d’affaires peu scrupuleux proposant clandestinement à prix prohibitif quelques pratiques nécrophiles. Où encore monsieur s’occupe des morts et madame des coquins et coquines, ainsi survit et s’équilibre leur couple.
Sans doute rien de tout ça, si ce n’est que ces deux pas de porte côte à côte m’ont rendu la mort joyeuse.
Casta Diva
(Hendaye, 9 mars,17h 15)
Il ne se passe rien.
La mer est à peine froissée par le vent d’autan.
Les surfers immobiles sont les pièces d’un échiquier abandonné en cours de partie par les joueurs.
Les nuages sont les pièces d’un mobile suspendu au dessus du berceau d’un nouveau né.
Sur la promenade les promeneurs regardent en silence le rien ou si peu.
Soudain de la fenêtre ouverte d’une maison squattée en bord de mer jaillit une voix, Maria Callas chante Casta Diva. Un fil se tend. Tout se met en mouvement, les surfers, les nuages, les promeneurs, une valse lente, hypnotique, un nourrisson ouvre les yeux, ses paupières papillonnent, et un chien fou court sur la plage.
Les corbeaux
Sur le parking d’un centre commercial un homme banal pousse un caddie bancal. Le chariot est plein, un sac plastique est coincé dans une roue, l’homme fulmine. Sa voiture est encore loin, il y a là les provisions pour la semaine, une semaine sans histoire à bouffer des trucs pas chers qui ont de moins en moins de goût. L’homme regarde en l’air, le ciel qui se dégage, les corbeaux sur le lampadaire. Ils se moquent de toi, pense l’homme, ils attendent qu’on en finissent avec nos conneries. Un dixième de seconde, le temps d’un coup d’œil, c’est le temps qu’a pris sa décision. Il abandonne le caddie chargé à ras-bord au milieu du parking et regagne sa voiture. La jauge indique un réservoir aux trois-quarts plein, il peut faire cinq cents bornes. Il met le contact et se tire.
Aussitôt les corbeaux se précipitent sur le chariot et déchiquètent les emballages à coups de bec.
Le poisson laveur de carreaux
(Aquarium de Biarritz, 5 mars,16h15)
Le gamin cavale d’une vitre à l’autre. Il y a des poissons de toutes les tailles, toutes les couleurs, des pieuvres, des étoiles de mer, des méduses, des anguilles jardinières, une énorme murène verte, des requins, des tortues, une tortue verte, une tortue caouanne, mais rien ne l’arrête plus de dix secondes, il court, il court, il est passé par ici, il repassera par là… On court derrière, surtout ne pas le perdre, quand on dit « oh, regarde! », il file regarder ailleurs. Et soudain, dans le bassin des tortues, apparait le poisson laveur de carreaux, le poisson soigneur, le poisson gratteur de dos de tortue. Là c’est passionnant. Le gamin s’installe, il se passe quelque chose d’imprévu. Il faut alors attendre patiemment que le plongeur ait nettoyé toutes les vitres du bassin et les carapaces des tortues.
Renaissance
(Hendaye, 21 juin 2024, 21h 15)
Cet été, au bout de la plage, au pied des ganivelles, dans un amas de bois flottés une plaque de bois attire mon attention. Sur ce qu’il reste d’une barque ou d’une baraque emportée par la crue, un signe peint, une écriture inconnue. Je garde cette image. J’écris sans conviction des débuts d’histoires, histoires de naufrages sans issue aussitôt effacées.
Et puis aujourd’hui, huit mois plus tard, la même plaque accrochée aux ganivelles. Ce que je prenais pour de la peinture ne sont que les lignes aléatoires des traces de colle qui tenait le revêtement de plastique arraché par la mer. Devant moi se tient un masque primitif, masque des anciens Alutiq de l’archipel de Kodiak, le visage d’une renaissance, un œil de chouette sur une gueule cassée, un regard qui fait fi du naufrage et affiche sa résistance.
(Hendaye, 6 février 2025, 16h 50)