Miniatures éphémères
(Hendaye, 19 mars, 17h 20)
Apesanteur
Un jour, une image, une histoire et autres bricolages d'un promeneur solitaire.
Une éponge
(Étang de Saint-Cucufa,15 mars, 16h05)
C’est une éponge. Hier il a croisé le regard triste d’une vache immobile sous la pluie, il a passé la journée de la glaise accrochée aux bottes et au cœur, aujourd’hui il a aperçu un canard mandarin sur une branche à fleur d’eau, il s’est dandiné toute la journée en saluant tout le monde.
Gigi
(Tartas, Landes, 7h 05)
Gigi dort encore
a cauchemardé
Ça cognait sur la tôle
est tombé de sa couchette
a cru que c’était la troupe
On venait le reprendre
On change pas de vie comme ça
Croyait qu’il y avait droit
Une seconde chance
Comme on dit
On le dit, mais c’est du pipeau
T’as pas droit à l’oubli
Quand t’a fait une connerie
Il a refait sa vie
Il a un boulot, un camion
Et un môme qui l’attend
Un môme qui crie papa
Quand il revient
Dieu que ça fait du bien
Mais là ça tape sur la tôle
C’est les cognes
Sont jamais rassasiés ceux là
Gigi fait un bond
Bascule de la couchette
Se réveille en tremblant
Sait pas si c’est de la peur
Ou de la rage
Putain c’est rien mon gars
C’est la pluie dru sur la caisse
C’est la pluie chaude sur le camion neuf
C’est rien, tranquille
C’est une course comme une autre
Y a le fiston qui t’attend
Rendors toi
Tu repartiras quand il fera jour
Quand la pluie aura cessé
Éclaboussure
Les nuages semblent jetés là d’un geste, un geste unique, une éclaboussure.
Une éclaboussure dans les yeux. On ferme les paupières, ça pique, on frotte, du dos de l’index, on se souvient des petits poings serrés du môme sur ses yeux mouillés, ça pique un peu moins. On réouvre les yeux, le monde est toujours là, ni plus beau, ni plus moche, juste un peu différent.
La Pièce Longue
(D920E, Route de l’Arboretum, lieu-dit La Pièce Longue, entre Gauliat et Le-Bois-La-Fleur, Corrèze, 16 mars, 17h 15)
Au lieu dit La Pièce Longue, deux bandes rivales, deux bandes hirsutes, petits et grands, face à face, depuis plus de vingt ans. Chaque printemps on s’envoie des noms d’oiseaux, on surenchérit dans l’insulte poétique, mais on ne bouge pas, on reste enraciné dans sa terre, on attend que l’autre fasse le premier pas, tout en sachant qu’il ne le fera pas. Si on en venait aux mains, il y aurait du bois cassé, il y aurait un vainqueur et les printemps seraient alors tristement silencieux. Alors on garde ses positions, on se houspille et on se tarabuste, jusqu’à plus soif, jusqu’à l’automne, avant de s’y remettre au printemps suivant, et cela peut durer encore longtemps.
Le banc
(Vaucresson, 14h 35)
Il y a un vieux banc de bois au fond du jardin. Vers la fin de l’hiver, je le nettoie, je gratte les mousses, décolle les feuilles mortes, les samares, et autres brindilles incrustées dans le bois, je donne un coup de brosse et m’assoie pour goûter la chaleur du soleil de mars.
Aujourd’hui l’air était frais et le soleil vif. J’ai pris la brosse et le grattoir, mais au moment de me mettre au travail, je me suis ravisé, je n’avais aucune envie d’effacer ce qui s’imprimait sur les lattes. Je suis allé chercher une chaise que j’ai posée à côté du banc. J’attendrai que le temps lui-même efface son œuvre avant de me rasseoir sur le banc.
Dodine et fièvre de cheval
(Argelès-sur-Mer, Pyrénées Orientales, 1ier juin 2017, 17h 15)
Scotché avec une forte fièvre. Tout juste capable de rêver d’une chaise à bascule, on dit une dodine à Haïti, une berçante au Québec, sur la terrasse de bois d’un mobile home. Je me balance un chapeau de paille aux bords recourbés rabattu sur les yeux, on entend les grillons et le frottement régulier des pieds de la dodine sur le plancher de bois, une goutte de sueur coule le long de ma tempe. Ah oui, j’allais oublier la mouche qui tourne autour de mon visage accablé.
Pourquoi dit on « une fièvre de cheval ». Je bouge au ralenti mais je peux encore pianoter sur mon ordinateur : L’expression pourrait être liée à Daniel Gabriel Fahrenheit, le physicien allemand à l’origine de l’unité de mesure de température qui porte son nom. Il a établi la température de référence la plus basse en prenant en compte la température la plus froide qu’il ait recensée l’hiver à Dantzig (0° F), tandis que la température la plus haute est étalonnée sur la température du sang de cheval (96° F).*
*Source: Geo
Voisinage
(Paris, 14 ième, 14h 15)
Voisinage inattendu boulevard Edgar Quinet, un club libertin et une entreprise de pompes funèbres. Ce pourrait-être le même gérant, un croque-mort qui s’encanaille pour ne pas déprimer. J’imagine des hommes en noir aux mines affligées errant d’un couple à l’autre sous les lumières tamisées. Ce pourrait être l’entente secrète de deux hommes d’affaires peu scrupuleux proposant clandestinement à prix prohibitif quelques pratiques nécrophiles. Où encore monsieur s’occupe des morts et madame des coquins et coquines, ainsi survit et s’équilibre leur couple.
Sans doute rien de tout ça, si ce n’est que ces deux pas de porte côte à côte m’ont rendu la mort joyeuse.
Casta Diva
(Hendaye, 9 mars,17h 15)
Il ne se passe rien.
La mer est à peine froissée par le vent d’autan.
Les surfers immobiles sont les pièces d’un échiquier abandonné en cours de partie par les joueurs.
Les nuages sont les pièces d’un mobile suspendu au dessus du berceau d’un nouveau né.
Sur la promenade les promeneurs regardent en silence le rien ou si peu.
Soudain de la fenêtre ouverte d’une maison squattée en bord de mer jaillit une voix, Maria Callas chante Casta Diva. Un fil se tend. Tout se met en mouvement, les surfers, les nuages, les promeneurs, une valse lente, hypnotique, un nourrisson ouvre les yeux, ses paupières papillonnent, et un chien fou court sur la plage.
Les corbeaux
Sur le parking d’un centre commercial un homme banal pousse un caddie bancal. Le chariot est plein, un sac plastique est coincé dans une roue, l’homme fulmine. Sa voiture est encore loin, il y a là les provisions pour la semaine, une semaine sans histoire à bouffer des trucs pas chers qui ont de moins en moins de goût. L’homme regarde en l’air, le ciel qui se dégage, les corbeaux sur le lampadaire. Ils se moquent de toi, pense l’homme, ils attendent qu’on en finissent avec nos conneries. Un dixième de seconde, le temps d’un coup d’œil, c’est le temps qu’a pris sa décision. Il abandonne le caddie chargé à ras-bord au milieu du parking et regagne sa voiture. La jauge indique un réservoir aux trois-quarts plein, il peut faire cinq cents bornes. Il met le contact et se tire.
Aussitôt les corbeaux se précipitent sur le chariot et déchiquètent les emballages à coups de bec.
Le poisson laveur de carreaux
(Aquarium de Biarritz, 5 mars,16h15)
Le gamin cavale d’une vitre à l’autre. Il y a des poissons de toutes les tailles, toutes les couleurs, des pieuvres, des étoiles de mer, des méduses, des anguilles jardinières, une énorme murène verte, des requins, des tortues, une tortue verte, une tortue caouanne, mais rien ne l’arrête plus de dix secondes, il court, il court, il est passé par ici, il repassera par là… On court derrière, surtout ne pas le perdre, quand on dit « oh, regarde! », il file regarder ailleurs. Et soudain, dans le bassin des tortues, apparait le poisson laveur de carreaux, le poisson soigneur, le poisson gratteur de dos de tortue. Là c’est passionnant. Le gamin s’installe, il se passe quelque chose d’imprévu. Il faut alors attendre patiemment que le plongeur ait nettoyé toutes les vitres du bassin et les carapaces des tortues.
Renaissance
(Hendaye, 21 juin 2024, 21h 15)
Cet été, au bout de la plage, au pied des ganivelles, dans un amas de bois flottés une plaque de bois attire mon attention. Sur ce qu’il reste d’une barque ou d’une baraque emportée par la crue, un signe peint, une écriture inconnue. Je garde cette image. J’écris sans conviction des débuts d’histoires, histoires de naufrages sans issue aussitôt effacées.
Et puis aujourd’hui, huit mois plus tard, la même plaque accrochée aux ganivelles. Ce que je prenais pour de la peinture ne sont que les lignes aléatoires des traces de colle qui tenait le revêtement de plastique arraché par la mer. Devant moi se tient un masque primitif, masque des anciens Alutiq de l’archipel de Kodiak, le visage d’une renaissance, un œil de chouette sur une gueule cassée, un regard qui fait fi du naufrage et affiche sa résistance.
(Hendaye, 6 février 2025, 16h 50)
Les vieux arbres têtards
(Peñas de Haya, Pays Basque, 4 mars, 10h 20)
Les vieux arbres têtards, les arbres à histoires*, se meurent. Affaiblis, mangés de l’intérieur, exsangues, aux grandes tempêtes ils tombent. Mais il ne cessent de parler, et les histoires dévalent les pentes, filent sous la mousse, et grimpent au cœur des jeunes pousses.
* Post du 7 mai 2022
Petite fumée
(Hendaye, 7 janvier, 8h 40)
À l’aube il réveille son petit fils pour regarder le ciel. Au crépuscule il lui raconte des histoires de forêts et rivières, de prés et lisières, d’hommes et de femmes qui se regardent sans mentir à la lueur du foyer, des histoires qui commencent toutes par la petite fumée qui monte de la cheminée, des histoires où on marche sur les mains en pétant et où on court sur les toits en chantant, des histoires où on est bien au fond des bois à jouer aux cartes avec des lapins. Et quand le petit s’endort, le vieux sort à pas de loup, il sort nettoyer son fusil et ses couteaux. Devant les gesticulations nauséabondes des puissants, il est de moins en moins sûr que la beauté et la fantaisie suffiront.
Michel.e
(Blois, Loir-et-Cher, 13 février, 12h 25)
Il s’appelle Michel. Il aurait bien rajouté un e à son prénom, mais il n’est pas prêt. Il garde ses secrets. Pourtant il faudrait. Briser la façade tant qu’il y a encore un minimum de tolérance. Le vent tourne et ça le chagrine. Il ne montre rien, il reste droit dans son uniforme de policier municipal, le visage fermé. On ne sait rien de lui, si ce n’est qu’il est extrêmement rigoureux, que jamais le pli de son pantalon ne fait défaut. Michel passe ses journées dans un étroit bureau devant des écrans reliés aux caméras de surveillance de la ville, la ville où est né le magicien Robert Houdin, la ville où l’artiste Ben a crée La Fondation du Doute. Michel a d’ailleurs tendance à concentrer son attention sur le secteur du château où se trouve la maison de la magie et quelques panneaux indiquant la Fondation du Doute qui se trouve plus loin. Il a surpris un jour un homme en train de voler l’un de ces panneaux. L’homme identifié rapidement grâce à la vidéo de surveillance a dit pour sa défense qu’il avait volé l’écriteau pour être sûr de ne pas se perdre. Le panneau a été restitué, l’affaire a été classée, l’homme et Michel sont devenus amis.
Aujourd’hui, il y a quelque chose qui cloche. La caméra n° 3 fixée sur un mur sale, à côté d’un réverbère au dessus d’une porte numérotée 4 à laquelle on accède par un petit escalier, surveille les grandes marches qui mènent à ce mur et repartent à angle droit vers le château après ce premier palier. Toute la journée Michel a vu des gens monter, s’arrêter sous le réverbère, frapper à la porte après un rapide coup d’œil alentour, et entrer. Aucun n’est ressorti. À seize heures, c’est son ami l’homme au panneau, l’homme qui craint de se perdre, qu’il voit entrer. Michel a demandé à son collègue de nuit de lui laisser la place. Ce n’est pas la première fois, on est souple avec le règlement au commissariat, très souple, la combine fait partie des mœurs policières, ça tombe bien, il y a un match de Rugby à la télé et le collègue est accroc, il sera mieux devant son écran géant avec chips et cannettes. Michel reste la nuit entière les yeux fixés sur l’escalier. Caméra trois, écran trois, les yeux qui piquent à force de regarder et personne ne sort du numéro quatre.
Le lendemain Michel appelle son ami. Personne. Il va au numéro 4 en haut des grandes marches. Il cherche une autre issue pour ce bâtiment. Aucune. Juste une fenêtre, de l’autre côté, très haute.
Quand il reprend son service, il vérifie les enregistrements précédents. Jamais personne ne sort tandis que d’autres encore sont entrés. En visionnant les enregistrements, Michel réalise que hormis son ami, il ne reconnait personne de sa ville. Pourtant il en connait du monde, il est discret mais très observateur. Mais là, que des inconnus, qui entrent et qu’on ne voit plus, plus jamais.
Après plusieurs jours sans nouvelles de son ami, après avoir vu encore d’autres étrangers entrer au numéro 4 sans en ressortir Michel se décide à aller frapper à cette porte. Peut-être un passage vers un autre monde? Le nôtre part à vau-l’eau. Michel pense à son ami, Michel se sent fébrile, Michel écrit un mot pour son collègue qui viendra prendre la relève: Je suis allée au numéro 4 du grand escalier. Si je ne reviens pas travailler demain, ni après demain visionne les enregistrements de la caméra n° 3, Michèle.
Michèle, avec un e. Ainsi a signé Michel avant de disparaître.
Art moderne ou Art contemporain
(5 février 2023,18h40)
Impossible de me souvenir où j’ai pris cette photo. Je ne me souviens que de la joie de découvrir encadré sur ce mur un chef d’œuvre d’art contemporain*.
Art contemporain ou Art moderne, j’ai longtemps hésité à classifier cette œuvre, le style m’aurait fait pencher pour de l’art moderne mais la date de fabrication de la poignée de la vanne me fait préférer le contemporain (Un spécialiste pourrait-il m’éclairer?).