jeudi 11 septembre 2025

 

Ciseaux

(Sentier de Lamirande, Matoury, Guyane, 6 mai 2023, 10h 05)

Il ne reste de celui qui s’est couché là qu’une trace sur l’écorce, l’ombre d’un visage, comme celle du Christ sur le saint suaire. Il venait du rivage. Rémouleur de rue, il arpentait les beaux quartiers avec sa carriole et ses pierres, ils affutait les couteaux, ciseaux et rasoirs des nantis à la peau pâle. C’était un bâtard née des amours adultères d’une dentelière de Calais et d’un coupeur de canne. Ni noir, ni blanc, peau sale, barbe longue, il n’avait pas de nom. On l’appelait Ciseaux quand on entendait sonner la clochette de sa carriole. Il avait fui une horde barbare qui l’accusait d’avoir planté un coupe papier dans le cou d’Elsa, la femme d’un officier de marine. Elsa avait porté à Ciseaux qui faisait sa tournée quelques couteaux de table au manche d’ivoire. On les avait vu parler et rire à gorges déployées. Il n’en fallut pas plus pour faire de Ciseaux un assassin quand quelques jours plus tard on découvrit le corps exsangue d’Elsa. La meute était lâchée. Ciseaux s’enfuit vers le mont Grand Matoury, dans ses bois qu’il connaissait par cœur, dans ses bois où peu s’aventurent. Épuisé, il s’est étendu au pied d’un arbre, entre les racines, dans un creux à sa taille, blotti dans les bras d’Elsa dont il ne connut que le rire. On ne le revit jamais. De rage, on brûla sa carriole et brisa sa meule en mille morceaux. L’arbre m’a dit qu’il avait vécu longtemps ici à l’écart des hommes.

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