vendredi 5 septembre 2025

 

La barque

(Hondarribia, Gipuzkoa, 10h 35)

Ruben avait mis sa barque au rebut, au bord du chenal, où on oublie les bateaux qui finissent par se confondre avec les berges vaseuses. Il ne voyait plus grand chose le vieux Ruben, trop flou et pas de quoi se payer de nouveau yeux. Pareil pour les oreilles qui veulent plus, trop cher. Il a mis sa barque au sec et s’est posé sur son banc devant la maison, à se confondre avec la façade délabrée. C’est le petit dernier de la famille, son petit fils Paco qui l’a réveillé, qui l’a remis en selle, qui lui a redonné le goût du large et des embruns. Paco, quinze ans, qu’on disait bon à rien, crétin, voleur et menteur, à tel point qu’on avait renoncé à tout espoir à son sujet, on laissait faire, on détournait les yeux, et ça lui allait bien à Paco, la liberté, c’est tout ce qui comptait, fallait juste qu’il ne se fasse pas choper par la garde civile. Un jour Paco a piqué sur le chantier de carénage du port de pêche suffisamment de pots de peinture pour repeindre un trois mats. Du bleu, celui de la barque de Ruben, et de beaucoup de bateaux du coin. Ici c’est bleu, vert ou rouge. Du bleu pour la coque, du blanc pour le nom. Paco a gratté, radoubé, repeint la coque, remis le moteur en état. C’est qu’il en savait des choses Paco à force de trainer en regardant faire les autres. Quand il en a eu fini avec le bateau, il a repeint le banc de Ruben. Au petit matin quand Ruben est venu s’assoir, Paco, qui l’attendait, a hurlé: Non, peinture fraiche! Ruben a fait glisser son index sur le banc et il a mis le doigt dans sa bouche. Hé, Paco, c’est du bleu des bateaux!  Il était comme ça Ruben, voyait plus bien, mais il reconnaissait les couleurs au goût. Oui, Ruben, du bleu des bateaux, et j’ai repeins ta barque et remis le moteur en état de marche. Maintenant si tu t’assois sur le banc, c’est toi que je vais peindre en bleu. Ruben a regardé son petit fils avec du feu dans les yeux, comme si on avait changé les ampoules derrière ses yeux vitreux. La barque, tu l’as peinte quand? Elle est sèche? Oui? Alors vient, on prend le large!

Et ils ont pris la mer. Ruben disait, Paco faisait. Gaffe quand tu vois le bloc de béton tagué, il y a une épave au milieu du chenal, barre à tribord! Il se souvenait de tout Ruben, la mémoire elle n’avait pas bougé, fallait juste que quelqu’un ouvre la boite. Ainsi chaque jour ils sortaient pêcher. Ruben parlait et Paco apprenait. Il y avait les gestes aussi, tout ce qu’on fait les yeux fermés quand on l’a fait toute sa vie. Paco apprenait vite. Un jour Ruben n’a eu plus rien à enseigner. Mais il a continuer à sortir en mer avec Paco sans s’arrêter de parler. Maintenant il parlait de son enfance, de la famille, de la guerre qui avait fait des dégâts,  des ses amours, de son amour, il en avait des choses à dire, mais ça c’est une autre histoire.

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