le 17
Un homme et une femme
(Douarnenez, Finistère, 16 septembre 2019)
Un homme et une femme. Caïn regarde distraitement le film de Claude Lelouch à la télévision. Il est avachi dans un fauteuil récemment refait. Le tissu est coloré de vif, trop vif à son goût. C’est Adèle qui a choisi la couleur. Deux fauteuils refaits de neuf. Le deuxième est vide. Adèle est partie il y a deux jours, le 17 mai. Elle n’a rien pris, elle est parti définitivement après deux mois de tête à tête et une énième dispute. À bout il a voulu la gifler, elle s’est écartée, il a cassé un carreau. Une gifle! C’était la première fois, c’est impardonnable, il est d’accord, il l’a regardée partir.
Un courant d’air passe par la vitre brisée, le cendrier est plein, un parfum de terre humide se mêle à l’odeur de tabac froid. Caïn à envie d’un cigare, comme ceux que Jean-Louis Trintignant fume à longueur de film. Plus de cigarettes, rien à fumer dans la maison, trop tard pour sortir. Caïn s’affaisse un peu plus dans le joli fauteuil. Décidément il n’aime pas ce tissu, trop de rouge. Il recouvre le deuxième fauteuil d’un journal qui traine à ses pieds, un journal plein de mauvaises nouvelles qu’il n’a pas eu le courage de lire jusqu’au bout. Il préfère l’absurdité du papier aux couleurs criardes du fauteuil vide.
Soudain une séquence attire son attention. Jean-Louis Trintignant parle de son métier à Anouk Aimée. Pilote de course automobile. Il dit qu’il n’y a jamais de numéro 13 sur les voitures, il ne faut pas tenter le mauvais sort. Le 17 aussi est un mauvais numéro pour les coureurs rajoute-t-il. Le 17! Caïn réalise qu’au cours de ses dernières déambulations, plusieurs fois il s’est arrêté devant des façades de maisons qui toutes portaient le numéro 17. Des façades qu’il admirait en disant naïvement à Adèle: Regarde, elle a quelque chose cette maison… Adèle se moquait de lui sans comprendre ce qui attirait Caïn. Lui même ne comprenait pas trop, c’était juste qu’il y avait quelque chose. 17. C’était peut-être ça, un pressentiment. Il n’est pas question ici de voiture, Adèle est partie à pied, mais c'était le 17 mai.
Adèle et Caïn se sont connus à Douarnenez il y a quelques années dans un bistrot nommé L’Abri de la Tempête. Il pleuvait des cordes, Caïn trempé s’était réfugié dans le troquet étroit, l’eau accumulée sur les rebords de son chapeau avait coulé dans le cou d’Adèle qui venait à peine d’entrer. Leur histoire avait commencé sur un malentendu, une douche froide. Ils connurent d’intenses moments de bonheur avant que les querelles ne deviennent récurrentes.
Passion, oui, possession, non. Ni l’un ni l’autre n’étaient capables des concessions que réclame la vie commune. On s’aime, on s’engueule, on se rabiboche. Adèle travaillait dans un laboratoire médical, elle faisait des claquettes pour décompresser. Caïn était photographe, toujours dehors, en ballade. Quand il ne pouvait sortir il écoutait du hard rock. Voilà deux mois que Deep Purple in Rock tournait en boucle sur la platine. Adèle détestait le hard rock. Caïn ne supportait pas le bruit des fers sur le plancher chaque soir à dix huit heures. Des chevaux dans la maison, criait-il. Tant d’autres désaccords, culinaires, ménagers, politiques…C’est à se demander comment leur union tenait. Question de phéromones sans doute.
Cette automne, ils étaient retournés à Douarnenez. Une sorte de pèlerinage après une dispute un peu plus violente que d’habitude. Caïn aurait du s’inquiéter, leurs disputes montaient chaque fois d’un cran. Mais curieusement on s’habitue à ça aussi, peut-être y avait-il même un certain plaisir nécessaire à leur passion. Le bistrot était fermé, la façade décrépie. Caïn l’avait photographié, puis il étaient allés s’aimer un jour entier à la Sardine Joyeuse, un petit hôtel tenue par une plantureuse bretonne qui avait l’art de la mise en boite.
Caïn n’attend pas la fin du film. Il va chercher la photo. Il aime ces façades délabrées. l’Abri de la Tempête. Joli nom. Numéro 34. Merde, 2X17, ça fait 34. La photo date du 16 septembre, merde la veille du 17.
Caïn est revenu dans le fauteuil, il regarde la télévision éteinte, il s’enfonce de plus en plus dans le fauteuil, il regarde l’autre fauteuil plus vide que jamais, il enlève le journal, le fauteuil est encore plus vide, c’est inimaginable ce qu’il est vide. Caïn parle au fauteuil vide: Dis moi quelque chose, quelque chose de doux, quelque chose sans chiffre, parle moi de ce qui ne se compte pas, ce qui ne se mesure pas, existe-t-il quelque chose qui ne se mesure pas?
Caïn regarde le fauteuil avec le regard d’un poisson qui manque d’air. Il se dit qu’il va falloir aller chercher Adèle, elle doit être chez sa sœur à Dunkerque.
Au moment où il se lève, le fauteuil répond, une voix de velours: Ta voiture est immatriculée DS 217 GG, à ta place je ne prendrais pas la route maintenant.
I like this story. I need to spend some time with it.
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