mercredi 12 août 2020


Le fantôme de l'Escargot


(Neuvic, Corrèze, 5 août, 17h 20)

Il y avait un fantôme à L’escargot, un maître d’hôtel qui prenait son temps.
Nous avons diné ensemble.
Monsieur Cyprien, même son patron l’appelait Monsieur, assurait un service exemplaire,
du grand art, une dextérité imparable, en trente ans de métier pas la moindre tache sur les nappes, un sens de l’accueil à toute épreuve, avec trois mots il faisait sourire le client le plus ronchon.
Mr Cyprien avait été élevé par un cheminot pour qui l’éloge de la lenteur n’était pas incompatible avec le progrès. Il conduisait le Tacot, ce tramway à vapeur qui traversait la Corrèze.
Mr Cyprien avait toujours pris son temps, comme son père. Il y avait des protocoles à respecter, geste à geste, comme la façon de présenter son pardessus au client au moment de sortir, le discret et délicat geste de la main pour ôter une poussière sur le manteau, la manière de tenir la porte, la tête très légèrement inclinée, le ton chaleureux sans être trop affable de l’au-revoir.
Tout allait bien pour Mr Cyprien dont la vie et le travail étaient réglés comme une horloge, jusqu’au jour où le grand hôtel de Neuvic  changea de patron, un patron moderne pour qui il n’y avait de rentabilité sans rythme effréné. Question de tempo disait-il, bousculant ses employés par de constants hop hop hop. Ce fut le premier qui omis le monsieur devant Cyprien.
L’irréparable arriva lorsqu’un jour monsieur Cyprien  excédé par un hop hop hop plus violent que d’habitude perdit ses moyens et les verres tremblant sur son plateau laissèrent échapper une goutte de vin sur le revers d’un notable.
Le nouveau patron s’en prit alors publiquement à Mr Cyprien, prenant à témoin la salle entière de son incompétence.
Le soir même Mr Cyprien se pendait dans sa petite chambre au dernier étage de l’hôtel.
On étouffa l’affaire, on parla de dépit amoureux, on oublia Mr Cyprien.
Quelques clients depuis s’étaient plaints d’étranges bruits et rencontres nocturnes dans cet établissement. L’un d’eux avait même trouvé au petit matin dans sa chambre une table mise parfaitement, garnie de tout ce qu’il fallait pour le petit déjeuner, alors qu’il n’avait rien demandé, ni entendu. Personne ne fut capable de dire qui en était responsable. Ces curieux évènements altérèrent la réputation du lieu.
J’ai déjà rencontré des fantômes, je dois dire que je cherche même leur compagnie, ils en savent tellement plus que nous. Peut-être qu’en les fréquentant aurais-je quelques indices sur une question qui taraude tout être humain…
Une connaissance, un médecin disons peu orthodoxe, m’avait parlé du fantôme de l’Escargot.
L’hôtel était fermé depuis longtemps. Le patron indélicat avait fait péricliter la maison jusqu’à la faillite.
En arrivant à Neuvic je suis longtemps resté dans une ruelle face à l’hôtel, cherchant comment pénétrer dans ce bâtiment dont les portes avait été barricadées.
La nuit venait à peine de tomber lorsque j’aperçus une silhouette au premier étage. Elle me regardait, j’en étais sur, ses yeux brillaient, je les sentais fixés sur moi. Elle fit un signe, indiquant la porte sous la fenêtre. Quand je m’approchai, la porte s’ouvrit . Un homme se tenait là, en livrée, la tête légèrement inclinée. Il me conduisit dans la grande salle de restaurant, vide et poussiéreuse. Chacun de mes pas marquait le plancher sale tandis que lui semblait si léger qu’il ne laissait aucune trace. Il ne restait qu’une table, deux chaises et un perroquet dans un coin. La table était mise, le repas servi. L’homme m’invita à lui laisser ma veste qu’il accrocha avec précaution, puis m’indiqua l’une des deux chaises. Il prit place en face de moi.
Tout était parfait sur cette table, nappe blanche, verres translucides, assiettes de porcelaines, couverts en argent impeccablement lustrés. Dans un plat sous cloche attendait un confit de canard accompagné de pommes de terres rissolées,  en parfait accompagnement, une bouteille de Saint-Émilion était déjà débouchée.
Il m'a servi puis m’a raconté son histoire, jusqu’à son suicide et ses errances dans l’hôtel, sachant qu’il ne trouverait de repos que lorsque qu’il servirait dans les règles de l’art un client venu pour l’écouter.
Le repas fut délicieux, son récit captivant. Mr Cyprien ne mangea rien, il parla, je dévorai le plat en entier.
Puis il m’aida à enfiler ma veste, ôta délicatement une poussière sur l’épaule, me conduisit à la sortie. Il souriait.
La porte se referma derrière moi sans un bruit. Je me retournai, cherchai comment rouvrir cette porte obstruée par une planche, impossible.
Le plus étrange est que j’avais une faim de loup alors que je venais d’engloutir une double portion de confit, et que je ne ressentais pas la moindre ivresse après avoir bu seul la bouteille de Saint-Émilion.

3 commentaires:

  1. Sans plancher qui grince ni chambre d’hôtel j’ai aimé. Merci.

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  2. I love this story. I am old enough to remember when being a waiter in a fine restaurant was an honorable job-- and a man could support a family on his wages (and tips). The finest waiter I ever encountered was a man in his late 30s, at a place called Vasili's Bistro in Maiden Lane in San Francisco. This was before mass marketing caused wait staff to try to be your best friend. This man knew the honor of giving excellent service-- service in the old fashioned sense. He paid attention to his tables. He knew when you needed something. He knew when you were ready to order or ready to have dessert or an after dinner drink. He was never intrusive. He would never dream of saying, "Hi guys, I'm Ralph and I'll be your waiter tonight." He was as close as I will ever get to that kind of perfection. I thought he was very lucky man.

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  3. J'adore cette histoire. Je suis assez âgé pour me souvenir de l'époque où être serveur dans un bon restaurant était un travail honorable - et où un homme pouvait faire vivre une famille avec son salaire (et ses pourboires). Le meilleur serveur que j'ai jamais rencontré était un homme d'une trentaine d'années, dans un endroit appelé Vasili's Bistro à Maiden Lane, à San Francisco. C'était avant que le marketing de masse n'incite les serveurs à essayer d'être votre meilleur ami. Cet homme connaissait l'honneur de donner un excellent service - un service au sens classique du terme. Il faisait attention à ses tables. Il savait quand vous aviez besoin de quelque chose. Il savait quand vous étiez prêt à commander ou à prendre un dessert ou un verre après le dîner. Il n'était jamais intrusif. Il n'aurait jamais imaginé dire : "Salut les gars, je suis Ralph et je serai votre serveur ce soir." Il était aussi proche que possible de ce genre de perfection.

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