Western
(Plage de Sciotot, Les Pieux, Manche,16h)
Il y a des pierres comme des ossements
À demi enfouis dans le sable
Un vieux rêve attaché à un poteau
Et un homme qui mâchouille un cure-dent
En regardant l’horizon
Je suis bien, là...
(Plage de Sciotot, Les Pieux, Manche, 30 mai, 17h 15)
Je suis remonté vers le nord.
Je me suis arrêté à la maison, j’ai regardé où en étaient les rosiers.
Je suis allé saluer ma mère.
Puis je suis reparti vers d’autres plages, raconter des histoires au bord de l’eau,
pas très loin d’une centrale nucléaire.
J’ai ramassé quelques cailloux, plats et carrés, oui, de petits galets carrés,
pas très loin d’une centrale nucléaire.
En regardant le ciel et les rochers, j’ai pensé qu’il n’y avait rien d’autre à dire que:
je suis bien, là.
Mais il y avait, pas très loin, une centrale nucléaire…
La femme sans souci
(Irun, Espagne, 23 mai, 16h 40)
Tous les jours, après avoir déposé son fils à l’école, Lucia court, le long du ruisseau Estebenea.
Plus vifs sont les ennuis, plus la course est rapide, et l’esprit se déleste.
Lucia court les écouteurs vissés dans les oreilles. C. Tangana, en boucle.
Le madrilène a la voix douce, c’est bien.
Et puis il y a le pont, la voie rapide au dessus du ruisseau.
Avec la femme sans souci, c’est ainsi qu’elle l’appelle, peinte sur le pilier, sous le bitume au bord du ru envasé.
Là, elle ralenti, s’arrête presque, ôte ses écouteurs.
C’est encore plus doux.
Fuck
Cliché américain
(Exposition Motion Auto Art Architecture, musée Guggenheim Bilbao, 24 mai, 13h)
Dans le fossé
Cadillac Eldorado Biarritz 1959
La poussière qui retombe
La portière ouverte
Le reflet d’une amazone sur la tôle lustrée
Le paysage jaune dans le ciel bleu
Virevoltants soufflés par le vent
Le son de l’enjoliveur sur le bitume
Tourne et tombe comme une toupie
Un arbre, un seul, arbre de Joshua
Un nuage, un seul, modeste cumulus
La route toute droite
Et la fille qui gueule
Fuck, fuck, fuck
Replay
(Laga, Espagne,18h 10)
Nous sommes venus ici il y a vingt ans.
Nous étions avec nos enfants, Mathilde et Nils, en route vers Bilbao.
Nous avions dormi sur la plage.
À l’aube je m’étais baigné dans les vagues avec notre fille Mathilde.
Nous étions seuls au monde.
Nous repassons par ici aujourd’hui, sans les enfants qui maintenant font leur vie.
Sophie a toujours le même sourire.
Comme il y a vingt ans le vent fait danser une mèche de ses cheveux devant ses yeux bleus,
une mèche blonde qui tire vers le gris.
La route est courte quand t'en pince à mourir
(Irun, Espagne, 16h 35)
Rick a chaviré sous un ciel d’orage.
Les nuages roulaient comme des vagues.
Une fille en robe jaune baladait un teckel sur la jetée du Touquet.
Rick a trébuché sur sa beauté,
Il est tombé en amour juste avant l’averse.
C’était une espagnole avec une voix de Harley Davidson.
Rick a pris la place du teckel,
Il n’y a plus d’orgueil quand t’en pince à mourir.
Il s’est fait mener par le bout du nez
Jusqu’au Pont Saint-Jacques aux portes de l’Espagne,
La route est courte quand t’en pince à mourir.
Elle s’est arrêtée devant une boutique
Qui sonnait comme une chanson de Lavilliers.
Elle a attaché Rick à un poteau,
Elle l’a embrassé sur le front,
Elle est entrée chez le dealer d’alcool,
Elle n’est jamais ressortie,
Et la pluie s’est remise à tomber.
Ciels
À Sainte-Cécile je me suis gorgé de ciel
À le regarder chaque soir comme si c’était la dernière fois
À le regarder sans mesure pour le raconter à celui qui ne voit pas
Silex
L’homme couché emporté par le vent
Avec l'orage
(Sainte-Cécile-Plage, Camiers, Pas-de-Calais, 7h 15)
L’orage vient du large.
Un grondement sourd se rapproche, le vent forcit, les oiseaux se taisent.
Je monte sur la dune pour accueillir la pluie.
Il y a un homme avec un grand chien blanc assis à ses côtés.
À chaque coup de tonnerre, le chien et l’homme hurlent vers la mer, là-bas, au bout de la plage découverte.
Les hurlements se font plus puissants tandis que s’avance la tempête.
Aux premières gouttes de pluie l’homme pleure.
Je l’observe, inquiet.
Voyez vous monsieur, me dit-il, seul un orage de cet ampleur libère mes larmes.
J’ai perdu mon père, j’ai perdu ma mère, j’ai perdu mon frère. Je n’ai pas pleuré.
J’ai vu l’horreur au coin d’une rue surgir à coups de balles traçantes. Je n’ai pas pleuré.
J’ai vu une mère tenir dans ses bras un enfant mort. Je n’ai pas pleuré.
J’ai perdu ma femme, j’ai perdu mon fils. Je n’ai pas pleuré.
La pluie tombe de plus en plus drue. l’homme maintenant se tait. Il pleure en caressant son chien. Il pleure, il pleure tandis que s’écroule le ciel.
Et je vois se dessiner sur son visage à travers ses larmes un fin sourire.
Théâtre
Prêts pour un filage devant deux sacs et un aspirateur. Demain ce seront deux cent collégiens et lycéens. Il nous faudra le souffle des montagnes qui surplombent la ville. Après demain ce sera à Pau dans une salle d’à peine quatre vingt places. Il nous faudra préserver l’intimité qui touche au cœur. N’y aurait-il qu’une personne que je serai présent, convaincu que rien jamais ne remplacera ces moments où se tisse entre ceux qui racontent et ceux qui écoutent un fil qui s’enroule et se déroule, court de l’un à l’autre, se tend ou s’entortille, chatouille ou égratigne, un fil capable de transformer nos propres récits, un fil qui est la preuve lumineuse que nous sommes tous reliés.
« Quel beau rêve dans l’époque et au théâtre: n’être comme rien sauf soi. » Claude Régy
Esprits
(Pau, Pyrénées-Atlantiques, 19h 35)
Les martinets, le soleil qui tape, un air d’été, je reste à l’ombre, allongé sur un matelas posé à même le sol. Inutile de lever les persiennes, la vue est bouchée par un grand mur de métal gris.
Un nouveau théâtre, masse grise et compacte érigée au centre d’une petite place entourée d’anciens bâtiments. N’y a-t-il pas une terrible contradiction à couper l’horizon des habitants alentour avec un théâtre.
Celui où je vais jouer ces jours ci est plus modeste. Il porte les traces d’anciens artisans et travailleurs. Il est là depuis longtemps, ignoré par ce géant que l’on finit de construire à cinquante mètres, de l’autre côté de la rue.
Je suis logé à côté dans une vieille maison. Je suis venu ici la première fois il y a quinze ans. Déjà j’avais senti dans cette demeure des présences, oh pas de spectre terrifiant, juste des présences, quelque chose qui veut jouer avec vous, sans vous effrayer. Quelque chose qui patiemment attendrait qu’on l’écoute avec attention pour révéler son secret.
Cette nuit, la chose est venue. Je sentais des griffes ou des ongles trop longs gratter le drap, j’entendais une lente, très lente respiration. J’étais dans cette sorte de torpeur où rêve et réalité sont indissociables. J’ai repensé alors au visage d’un homme aperçu l’après-midi, assis sur le bord du trottoir. Il avait un regard d’une tristesse insondable. Il ne mendiait pas, ne demandait rien, il semblait juste contempler son malheur.
J’ai allumé la lumière, il n’y avait rien, bien sûr. Plus je regardais la pièce, peu meublée, une chaise, le matelas, un canapé, quelques photos sur les murs, plus le visage de l’homme du trottoir s’imposait. Des cheveux blancs, très courts, crépus, le teint basané, les yeux marrons, de grands yeux, une barbe de trois jours, blanche. Il portait un anorak kaki, et pourtant pas une goutte de sueur alors qu’il faisait bien trente degré, et son regard vous happait comme un gouffre.
Soudain il m’a semblé entendre quelques notes d’accordéon. Premières notes d’un morceau de Raul Barboza, Iwa Kariis. Raul Barboza, le « King du chamané », musique métisse qui mêle rythmes des indiens guarani et les mazurkas, valses ou polka venant d’Europe centrale.
Quelques notes d’accordéon qui m’ont rappelé quelques délires fiévreux en Guyane, ou encore une interminable procession de fourmis-manioc, leurs morceaux de feuilles vert tendre sur le dos.
Il y avait un accordéon dans la pièce d’à côté, je suis allé voir. Là encore personne, l’accordéon posé sur une chaise, et aucune fourmi-manioc sur le plancher.
J’ai eu beaucoup de mal à me rendormir. Tant de confusion dans mes pensées, le trottoir, la jungle, la musique, les esprits et le spectacle à venir au cours duquel je raconte autant d’histoires - des nouvelles de Guy de Maupassant - où se mêlent tristesse, joie, peur, trouble, aux montagnes russes de l’âme humaine.
Nous avons répété ce matin. Ma nuit agitée me faisait parfois buter sur les mots.
Cette après-midi, j’ai revu l’homme sur le trottoir. Cette fois-ci, il m’a regardé, comme s’il me reconnaissait. Il portait au poignet un bracelet de graines d’Amazonie, rouges et jaunes, que je n’avais pas remarqué la veille.
Allongé sur le matelas, tandis qu’à sept heures il fait toujours aussi chaud à l’extérieur, je me demande si je n’ai pas déjà vu cet homme, il y a longtemps , loin d’ici et surtout je contemple l’accordéon qui, je ne sais comment, a changé de place pendant mon absence.
Que va-t-il jouer cette nuit?
Arthur et les vieux arbres têtards
(Peñas de Haya, Espagne, 6 mai, 16h 20)
Arthur et le Vieux monte vers les Trois couronnes, la montagne à trois têtes, la montagne qui veille sur l’océan. La forêt est d’un vert tendre, pottok et betizu font tinter leur sonnailles.
Petits chevaux, petites vaches sauvages dont les noms évoquent des amitiés canailles naissant sur les pentes.
La montée est rude. Arthur caracole devant. Les pierres roulent sous ses pieds, il ne perd jamais l’équilibre. Le vieux est plus prudent. Autrefois il descendait les montagnes en courant. Il sait qu’un jour Arthur partira seul dans la montagne et lui aussi dévalera les chemins escarpés.
Soudain Arthur s’arrête net, impressionné par de vieux arbres massifs qui ressemblent à des monstres tentaculaires à mille yeux.
Ce sont de très vieux arbres têtards, dit le Vieux. Des paysans vivaient ici, il y a très longtemps. Ils taillaient régulièrement les arbres à leurs têtes pour le bois dont ils avaient besoin. Un jour ils sont partis et les arbres ont continué de pousser avec ces étranges formes.
Pendant des années ces arbres ont fourni du bois aux hommes en restant debout. Les paysans avaient pour habitude de se confier à l’écorce en coupant les branches, de donner à l’arbre un peu de leur vie, de leurs secrets en échange.Tu vois tous ces trous, comme des yeux, ce sont de parfaits nichoirs pour les oiseaux, les chauve-souris, ou les petits mammifères, mais c’est aussi par là que s’écoulent les anciennes histoires, mille sources vives pour abreuver l’ignorant assoiffé.
Alors Arthur s’approche d’un tronc troué à sa hauteur, s’assure que la cavité n’est pas habité puis y colle son oreille. Il entend quelque chose, quelque chose qui ne parle pas sa langue. Il regarde le Vieux avec des yeux ronds.
- Je comprends rien
- Ce doit être du basque dit le vieux. Dis à l’arbre que tu ne parle pas basque, dis lui dans quelle langue tu veux qu’il te parle, les arbres parlent toutes les langues.
- Moi aussi un jour je parlerai toutes les langues. Papa et maman, ils en parlent quelques unes, moi j’en parlerai encore plus, j’en ferai collection, pour pas qu’elles disparaissent.
Hé l’arbre, tu peux parler en français, ou en anglais, comme tu veux.
Et l’arbre parle:
- C’est Jean, j’ai douze ans. C’est moi qui coupe aujourd’hui, papa a pris la mer, l’est parti pour le Canada, ne sait quand reviendra. Y ont voulu prendre Fanette hier. Y ont dit qu’elle était sorcière, qu’il fallait la juger et après la brûler. J’sais bien que c’est pas vrai. Je s’rai jamais comme eux. Savent pas parler aux plantes, ils inventent des histoires pour commander. Y a qu’mon cœur qui commande. La Fanette, je l’ai cachée. J’ai rien dit , à personne. Si j’étais pas si petit, j’la marierais.
Arthur s’écarte de l’arbre, se demandant s’il doit répéter à son grand-père ce qu’il a entendu.
Le Vieux, devinant ses pensées, fait un léger chut, le doigt sur les lèvres.
Et ils reprennent leur route vers le sommet.
À la lisière de la forêt, quand la pente devient plus raide, couverte d’herbe et de pierres, Arthur cueille un arbre minuscule, une jeune pousse qui n’a pas encore fait connaissance avec la montagne. Il la prend toute entière avec la racine.
Je vais le planter dans le jardin, dit-il, et puis je le taillerai, je le ferai têtard, et lui dirai mes secrets.
Le vieux prend son mouchoir, y met un peu de terre qu’il humidifie avec l’eau de sa gourde et enveloppe l’arbuste.
Au bout de la digue de Tarnos à l'entrée du port de Bayonne
(Barre de l’Adour, Tarnos, Landes, 17h 20)
La lumière claquait au bout de la digue de Tarnos, à l’entrée du port de Bayonne.
J’étais venu humer les quais où patientait quelques vraquiers.
Puis je suis allé au bout de la digue nord.
Inlassablement, au bout des digues, j’espère voir plus loin.
Ce jour là une femme avait abandonné ses jambes près des blocs de béton.
Il y avait des traces de sang sur l’échelle de métal qui menait au feu de la Barre.
J’ai suivi les taches rouges sombre et face à la mer, adossée au mur blanc du feu de la Barre,
j’ai vu l’autre moitié de la femme qui cousait à ses hanches une grande queue de poisson bleu.
Le château de sable
(Hendaye, 19h 30)
La mer se retire.
Petit coefficient de marée.
Le château de sable a tenu, à peine grignoté par de faibles vagues.
Père et fils l'ont construit avec enthousiasme.
L’enfant est déçu. Il attendait avec joie l’effondrement des tours de sable mangées par les flots.
Son père, lui, est soulagé. L’effondrement n’est pas pour tout de suite.
Pour demain, peut-être…
Pointe Sainte-Barbe
(Baie de Saint-Jean-de-Luz, 17h 25)
Pas d’éclats sur les digues à l’entrée de la rade.
La mer est calme.
On peine à imaginer les gerbes blanches de vingt mètres qui, les jours de tempête, jaillissent si près du fort de Socoa.
En face, à la pointe Sainte-Barbe, ces jours là c’est encore plus terrifiant.
L’accès à la digue est strictement interdit, quelque soit le temps. Quelques bouquets de fleurs artificielles sont accrochés aux barrières sur la falaise qui surplombe la digue, à la mémoire d’imprudents emportés par les flots.
Deux jeunes gens ont passé les barrières. Deux adolescents pour qui le ciel et la mer ne seront jamais assez grands.
Ils sont à l’extrémité de la jetée de pierres.
Ils se balancent, collés l’un à l’autre, chacun un écouteur dans l’oreille.
The Hu, un groupe de rock mongol. Shireg Shireg, Wolf Totem…
La mer devient pierre. Un désert minéral. Il suffirait de faire un pas…
Leurs pieds sont à un centimètre du bord.
Ils cherchent dans le ciel leur animal totem.
Ils regardent leurs mains, se dévisagent l’un l’autre, guettent une métamorphose.
Un cheval arrive du grand large. Des pierres blanches roulent sous ses sabots.
Il en faudrait deux, il n’y en a qu’un. Il va falloir choisir, tirer au sort , ou se battre.
Le cheval se rapproche. Ils l’entendent hennir.
Alors ils s’empoignent les yeux dans les yeux, de la sauvagerie dans le regard.
Ils luttent sur la pierre froide et humide, ils roulent, manquent de basculer dans le vide, se relèvent, s’empoignent à nouveau chutant sur le sol comme un seul homme.
À les regarder de loin, on ne peut dire si ce sont deux combattants ou deux amants.
À la première empoignade les écouteurs et l’appareil sont tombés. La musique continue, à peine audible, un chant lointain, le souvenir d’un chant.
Épuisés, ils rendent les armes, restent assis au bord de la digue, les pieds au dessus du vide.
L’un tient son coude endolori, l’autre lèche les quelques gouttes de sang qui perlent sur sa main égratignée.
Il n’y a plus de cheval, ni de désert. Il y a bien quelque chose dans le ciel, mais ils ne voient pas ce que cela peut être. L’un voit une mère avec son enfant, l’autre une arête de poisson…
Ils haussent les épaules, se lèvent et s’en vont.
Ils reviendront un jour de tempête, quand des hordes de chevaux sauvages se précipiteront à l’entrée de la rade.
(Digue Sainte-Barbe)