mardi 10 mai 2022


Esprits

(Pau, Pyrénées-Atlantiques,  19h 35)

Les martinets, le soleil qui tape, un air d’été, je reste à l’ombre, allongé sur un matelas posé à même le sol. Inutile de lever les persiennes, la vue est bouchée par un grand mur de métal gris.

Un nouveau théâtre, masse grise et compacte érigée au centre d’une petite place entourée d’anciens bâtiments.  N’y a-t-il pas une terrible contradiction à couper l’horizon des habitants alentour avec un théâtre.

Celui où je vais jouer ces jours ci est plus modeste. Il porte les traces d’anciens artisans et travailleurs. Il est là depuis longtemps, ignoré par ce géant que l’on finit de construire à cinquante mètres, de l’autre côté de la rue.

Je suis logé à côté dans une vieille maison. Je suis venu ici la première fois il y a quinze ans. Déjà j’avais senti dans cette demeure des présences, oh pas de spectre terrifiant, juste des présences, quelque chose qui veut jouer avec vous, sans vous effrayer. Quelque chose qui patiemment attendrait qu’on l’écoute avec attention pour révéler son secret.

Cette nuit, la chose est venue. Je sentais des griffes ou des ongles trop longs gratter le drap, j’entendais une lente, très lente respiration. J’étais dans cette sorte de torpeur où rêve et réalité sont indissociables. J’ai repensé alors au visage d’un homme aperçu l’après-midi, assis sur le bord du trottoir. Il avait un regard d’une tristesse insondable. Il ne mendiait pas, ne demandait rien, il semblait juste contempler son malheur.

J’ai allumé la lumière, il n’y avait rien, bien sûr. Plus je regardais la pièce, peu meublée, une chaise, le matelas, un canapé, quelques photos sur les murs, plus le visage de l’homme du trottoir s’imposait. Des cheveux blancs, très courts, crépus, le teint basané, les yeux marrons, de grands yeux, une barbe de trois jours, blanche. Il portait un anorak kaki, et pourtant pas une goutte de sueur alors qu’il faisait bien trente degré, et son regard vous happait comme un gouffre.

Soudain il m’a semblé entendre quelques notes d’accordéon. Premières notes d’un morceau de Raul Barboza, Iwa Kariis. Raul Barboza, le « King du chamané », musique métisse qui mêle rythmes des indiens guarani et les mazurkas, valses ou polka venant d’Europe centrale.

Quelques notes d’accordéon qui m’ont rappelé quelques délires fiévreux en Guyane, ou encore une interminable procession de fourmis-manioc, leurs morceaux de feuilles vert tendre sur le dos.

Il y avait un accordéon dans la pièce d’à côté, je suis allé voir. Là encore personne, l’accordéon posé sur une chaise, et aucune fourmi-manioc sur le plancher.

J’ai eu beaucoup de mal à me rendormir. Tant de confusion dans mes pensées, le trottoir, la jungle, la musique, les esprits et le spectacle à venir au cours duquel je raconte autant d’histoires - des nouvelles de Guy de Maupassant - où se mêlent tristesse, joie, peur, trouble, aux montagnes russes de l’âme humaine.

Nous avons répété ce matin. Ma nuit agitée me faisait parfois buter sur les mots.

Cette après-midi, j’ai revu l’homme sur le trottoir. Cette fois-ci, il m’a regardé, comme s’il me reconnaissait. Il portait au poignet un bracelet  de graines d’Amazonie, rouges et jaunes, que je n’avais pas remarqué la veille.

Allongé sur le matelas, tandis qu’à sept heures il fait toujours aussi chaud à l’extérieur, je me demande si je n’ai pas déjà vu cet homme, il y a longtemps , loin d’ici et surtout je contemple l’accordéon qui, je ne sais comment, a changé de place pendant mon absence.

Que va-t-il jouer cette nuit? 

1 commentaire:

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