mardi 24 septembre 2024


Le Furtif

(Frasnay-Reugny, Nièvre, 4 septembre, 8h 10)

C’est un arbre qu’il connait bien, sur la route du Ravier, un arbre crochu, un arbre à idées noires, un

vieil arbre à moitié mort, mangé par le gui. Un jour où il fonçait tête baissée sous une pluie fine, le cœur martelé par les insultes du père, il avait dérapé sur les graviers et s’était étalé dans les ronces au pied de l’arbre, le guidon du vélo au creux de l’estomac. Ce jour là les mûres avaient un sale goût, et même l’arbre semblait lui en vouloir. Il s’était relevé tout écorché et avait gueulé, vous ne m’aurez pas, je vous tuerai avant. C’est ainsi qu’était née sa vocation, puisqu’il n’était bon à rien, il tuerait. Son premier mort fut le père, accident de tracteur conclurent les gendarmes, il avait treize ans, insoupçonnable. Il eut même droit à un soutien psychologique. Ces entretiens lui permirent de tester et renforcer ses capacités d’embrouille. À vingt ans il fut repéré par un marchand de bestiaux un peu mafieux qui en fit son bras droit. Il y avait de quoi faire sur le marché de la Charolaise, entre les trafics de produits vétérinaires et les mises au pas autour du grand syndicat, son absence  d’états d’âme faisait merveille. Mais la campagne nivernaise était trop douce, tabasser ne lui suffisait pas, il voulait tuer, zigouiller, dézinguer, buter, flinguer, liquider. Il lui fallait des grands, des Capone, des Costello, des Luciano, des patrons qui font le vide quand c’est nécessaire. Il avait quitté sa terre pour la ville, la grande ville, celle qui fume, qui gueule, qui dégueule, la ville où on ramasse et on arrose, où les affaires se traitent dans les arrière-salles, et les comptes se règlent dans les arrière-cours. Il avait fait carrière chez un italien nommé Toto Gambino, descendant du célèbre Carlo Gambino. Il avait dessouder cent trente deux personnes sans jamais se faire pincer, on le surnommait Le Furtif. Une fois par an, à la  fin de l’été il revenait au pays auprès de l’arbre, faire le décompte des morts en mangeant des mûres.

Cette année, c’est la dernière fois. Il prend sa retraite, il a assez tué, il est  en paix, les morts sont morts, l’arbre est toujours là, de plus en plus croche, de moins en moins feuillu.

Le Furtif regarde l’arbre, penche la tête, se souvient de ses genoux écorchés, du guidon dans le ventre, il dit : Même pas peur! et il s’en va sans se retourner.

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