L'inspecteur
(Saint-Pantaléon-de-Lapleau, Corrèze, 11 août, 8h 10)
C’est son premier jour sans contrainte. Après vingt cinq ans de ménage elle a droit à la retraite. Vingt cinq ans d’aubes blafardes, de trajets silencieux où l’on se regarde sans se voir, où les corps somnolents s’abandonnent au rythme des trains et des bus, vingt cinq ans dans des bureaux vides, balai et chiffon en main, à veiller à ce que tout soit nickel pour ceux qui se lèvent plus tard. Vingt cinq ans pour oublier à force de frotter dans les étages des tours désertes ce qui l’a fait quitter définitivement sa maison, son village, son pays.
Elle avait autrefois un mari violent, un mari beau comme Delon mais violent comme l’ orage, un mari qui claquait et hurlait au moindre faux pas, un mari sans humour à la susceptibilité électrique, un mari qu’elle avait aimé à la folie. Un jour d’été, alors que le vent et la pluie s’acharnaient sur la maison, volets battant, carreaux ruisselant, elle avait planté une paire de ciseaux dans le cœur de l’homme grimaçant. Elle avait trainé le corps dans la boue sous l’averse acérée jusqu’à la porcherie, là elle avait abandonné dans la fange le corps sanguinolent. En quelques jours les porcs en avait avalé les trois quarts. Le reste avait fini au fond de la rivière dans la gueule des écrevisses. Elle avait porté deux brouettes de lambeaux du mari mêlés au purin jusqu’au débarcadère.
Les autorités avait mis plusieurs mois avant de s’intéresser à la disparition de l’homme dont on ne retrouva jamais la moindre portion de corps. Un inspecteur l’avait longuement interrogé. Plusieurs fois, alors qu’elle pensait qu’ils avaient renoncé à élucider cette disparition, il était revenu la voir. Elle était convaincue qu’il se doutait de quelque chose. Puis un jour on en parla plus. Elle attendit un an de plus et quitta le pays.
Longtemps, le simple contact du tissu mouillé sur la peau faisait surgir cette nuit d’orage. Puis à force de trimer aux aurores, l’horreur s’était éclipsée.
Son premier jour sans contrainte. Elle s’est levée tard. Elle a pris le train, pas en direction du centre ville cette fois ci, dans l’autre direction vers la banlieue, vers les bois où l’on peut jouir des dernières senteurs d’été, jusqu’à la dernière station. Au moment de descendre du train, un homme devant elle ouvre la porte, un homme grand, sa veste est sale, de la poussière sur l’épaule. D’un geste machinal elle balaie de la main la poussière accrochée au tissu. L’homme se retourne. Il a les cheveux blancs, le front ridé, rides de perplexité, mais ses yeux, ses yeux qui s’accrochent, elle les reconnait immédiatement, l’inspecteur!
J’adore !
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