jeudi 15 avril 2021


M'am Tulipe

(Vaucresson, 4 avril, 16h 25)

« M’am Tulipe. »

C’est le nom qu’elle donne à l’agent de sécurité dans la guérite devant le gymnase Denfert-Rochereau.

« M’am Tulipe, 13h 35. »

Elle a bien noté l’heure, pas 13h 30, 13h 35, c’est quoi ces cinq minutes qui dépassent comme les épis sur sa tête. Faut des comptes ronds pour se souvenir, vous comprenez?

« M’am Tulipe, moi c’est 13H 35, regardez c’est bien noté sur le papier. »

Elle montre fièrement sa convocation pour le vaccin.

Ici on vaccine du matin au soir. Certains arrivent en groupe, en minibus, comme ces trois dames qui vont l’une derrière l’autre à petits pas une canne à la main.

M’am Tulipe est venue seule, à pied, tirant son caddie fuchsia  d’où dépasse un bouquet de tulipes roses. Grande, pâle, un bonnet de laine lui couvre les oreilles, laissant s’échapper quelques mèches de cheveux blonds filasses. Elle porte un long manteau sur un jogging trop large à bandes sur le côté, et va à pas glissés dans ses baskets dernier cri.  

Passé le premier contrôle, elle entre dans le gymnase. On lui demande à nouveau son nom et l’heure de son rendez-vous. 

« M’am Tulipe, c’est mon nom, 13h 35, je l’ai déjà dit à l’entrée, je suis venue à pied, après les courses, vous avez vu les fleurs, c’est pour le docteur…. Hihihi… Non je blague, c’est pour la table du salon. J’habite à côté, rue Bartholdi, oui, vous savez, celui de la statue…Hihihi… »

On lui demande de réajuster son masque sur le nez. On lui demande gentiment, heureusement, faudrait pas que s’en aille sa bonne humeur.

Il y a des chaises en métal, des gens qui attendent, des guichets protégés par du plexiglas, derrière, des femmes qui notent, qui tapotent, qui enregistrent, puis à nouveau des chaises en métal dans des couloirs numérotés, et enfin les cabines des docteurs pour les piqures.

Quand l’une des femmes qui notent appelle à voix forte les 13h 30, elle lève un long doigt arthritique.

« Moi, c’est 13h 35, ça va? »

La femme acquiesce, lui propose de s’assoir devant le guichet, demande  sa carte vitale et  sa carte d’identité. M’am Tulipe fouille toutes ses poches avant de présenter ses cartes.

« M’am Tulipe, rue Bartholdi, je suis venue à pied, les cerisiers sont en fleurs, j’ai  96 ans, il ne fait pas chaud… »

Il faut à nouveau attendre. Oh, cette fois ci, ça va vite, voilà le médecin.

« Vous pouvez y aller, je crains pas, 96 ans… Oui, oui, je vis seule, j’ai Linda qui  vient pour le ménage, elle me raconte des histoires… Vous connaissez celle du fou qui prend des vacances… C’est les vacances, alors le docteur décide d’emmener ses patients quelques jours au bord de la mer. L’un d’entre eux atteint de tics frénétiques et de violents troubles d’humeur  se révèle lors de ce séjour parfaitement calme, libéré de tous symptômes. Le docteur, surpris de cette guérison si soudaine l’interroge. Mais docteur, voyons, je suis en vacances, répond le fou…. »

Le médecin rit avec M’am Tulipe, lui dit combien ce nom lui va bien, et la pique.

« C’est juste qu’il faut pas trop d’eau… pour les tulipes. »

Elle prend l'une des tulipes du bouquet,  la brandit devant elle comme la torche de la statue de la Liberté.

« M’am Tulipe, rue Bartholdi, 96 ans… »

Puis elle donne la fleur au médecin.

« Merci beaucoup docteur… »

Et elle s’en va à pas glissés dans une autre salle où il faudra encore donner son nom et attendre un quart d’heure au repos avant d’être libérée.

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