De Là-haut
Huit heures trente, Michel est à son poste, à trente mètres de haut. Le ciel va se dégager aujourd’hui, il n’a pas besoin d’écouter la radio, il le sent. Comme il a toujours su d’instinct quand un vent fort allait se lever, qu’il fallait mettre la grue en sécurité et descendre.
Il est bien là haut, dans sa bulle. Dix jours qu’il est sur ce chantier. De sa cabine il voit la cour de l’école de Christine, sa compagne, sa muse, sa perle. À dix heures, c’est la récréation, il peut voir Christine surveiller les gamins. De loin, c’est si beau, les mômes qui courent et Christine, minuscule qui papote avec ses collègues.
Mais de près, il sait bien que c’est autre chose. Christine est de plus en plus fatiguée, le soir elle lui raconte les cris incessants, les toux ininterrompues, le manque d’attention, les enfants autistes - il y en a un par classe cette année, et personne de compétent pour la soulager elle et ses collègues -. Elle lui raconte les parents qui ne viennent pas chercher leur enfant, alors il faut attendre, tard, parfois très tard, et en dernier recours prévenir la police municipale. Elle lui raconte les cas de conscience lorsqu’il faut faire un signalement, mais qu’on est pas très sûr. Elle lui raconte ses collègues qui craquent, sa directrice qui n’aspire plus qu’à une chose, partir à la retraite.
Bien sûr, elle lui raconte aussi la joie des minots lorsqu’on fête un anniversaire, ou qu’on leur offre un spectacle, celui qui s’accroche à sa jambe pour un câlin ou celle qui lui dit: t’es jolie maitresse ou encore celui qui lui offre un dessin avec deux soleils. Mais il voit bien qu’elle est à bout. Ils font de moins en moins souvent l’amour et parfois il la surprend l’œil humide. Quand il la questionne, elle lui dit, ça va, ça va aller, c’est la fin du premier trimestre, c’est la période, ça ira mieux après les vacances. Lui, il lui raconte ce qu’il voit de là haut, un monde où le ciel sans cesse se reflète dans les vitres de villes idéales, un monde flottant qui prend le vent tel le roseau, un monde où les hommes à leur juste dimension retrouvent paix et humilité.
Elle pourrait cesser de travailler, il gagne bien assez pour deux, et puis ils n’ont pas besoin de grand chose, leur amour prend tant de place. Mais non, pas question de laisser tomber, elle a sa fiérté, et il le comprend.
Alors il imagine la flèche de sa grue qui s’allonge jusque là-bas, une manœuvre, et Christine au bout du câble qui s’envole jusqu’à lui, l’embrasse tendrement, puis lentement redescend sous les applaudissements des enfants.
(Chelles, 16 décembre)
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