Je voulais parler d'autre chose
(Venise, quartier du Castello, 23 janvier 2018)
Je voulais parler d’autre chose, de vieux amoureux à Venise, du bruit mat que font les ailes des pigeons qui se précipitent sur le pain, du son régulier de la rame qui plonge dans l’eau du canal, du battement dans le vent du linge aux fenêtres, du claquement des talons sur les marches du Rialto, du crissement de la pointe du couteau qui dessine un cœur sur la pierre. Dans cet inhabituel silence, les sons viennent avant les images.
Je voulais parler des couleurs de Burano, de ce mois de janvier 2018 d’une douceur exceptionnelle, d’une conversation d’une berge à l’autre d’un canal, des brumes sur la lagune, d’une ville fidèle à ses promesses.
Je cherchai les photos de ce voyage, il y en avait des dizaines, sur beaucoup ma compagne était là, vêtue d’un manteau coloré, souriant à l’Italie qu’elle aime tant.
Mais je revenais sans cesse à la même image: celle d’un homme solitaire assis sur un banc face aux pigeons qui picorent le pain qu’il vient de leur lancer.
Je revenais à la même image, incapable de parler d’autre chose que ce qui nous préoccupe tous en ce moment.
Là-bas, mille morts en vingt quatre heures.
Où est cet homme? Est-il vivant, hospitalisé ou confiné chez lui. A-t-il seulement un chez lui?
Si oui, y est-il, dans son lit, entouré des pigeons qui, inquiets de ne plus le voir au parc, viennent prendre de ses nouvelles, comme sur ce dessin que j’ai vu il y a quelques jours? Ce dessin m’avait fait sourire, beaucoup d’autres choses très drôles circulent sur internet, mais sous les rires ça gratouille. Bien sûr, il faut rire, jouir du moindre rayon de soleil, sur une fleur, sur une lame de parquet, regarder le ciel, la course des nuages, s’alléger le cœur comme on peut mais ce satané virus te prend le souffle, le souffle qui te permet de rire.
Comment vont Thérèse, Irène, Marie-Louise, Gabrielle, Jeanne, Paulette, et les autres avec qui nous avions ri l’an dernier à l’EPHAD de Bretenoux?
Comment vont Guy, Agnès, Adrien, Florence, Steven, Christophe, Abdenour, avec qui nous avions inventé des histoires l’an dernier au foyer Marthe Robin à Gramat.
Avec eux nous avions joué un spectacle. Adrien disait à Agnes:
Je marche dans la forêt
j’entends les animaux
je pense au feuillage
le bruit des feuilles qui tombent doucement
Agnès, moi qui t’aime tant, je veux me marier avec toi
je veux pêcher un poisson rouge
j’entends les glands craquer
dans l’herbe, dans l’herbe
je me suis endormi
et j’ai fait de jolis rêves
Tous deux sont autistes et non voyant. Que se passe-t-il quand on ne peut plus poser ses mains pour voir?
Et Steven, lui aussi non voyant, avait un geste si délicat pour chaque son.
Je voulais parler d’autre chose que ce putain de virus qui en dit tant sur nos égarements.
Mais je ne peux m’empêcher de penser à celui qui s’éteint isolé des siens.
Quel geste aurait fait Steven pour le son de la fermeture éclair qui clos définitivement la housse dans laquelle on a déposé le défunt?
c'est très touchant ce texte.
RépondreSupprimerdans Azur et Asmar une réplique de la princesse Samchouchabar quelque chose comme "On n'en finirait pas d'être tristes si on commence mais c'est à notre tour de vivre..." et tâcher d'avancer, souvent "inconsolables et gais" puisqu'on est là, puisqu'on en est là
RépondreSupprimerOne of our blog friends says she has it... It doesn't take everyone, so I will remain hopeful. Your words are truly touching, as is your picture.
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