mardi 24 mars 2020


Sortir


 (Vaucresson, 23 mars, 17h 30)

Sur la table le dernier bouquet de tulipes a rendu l’âme. Elle ramasse les pétales tombés sur les journaux de la semaine dernière. Elle vide et nettoie le vase. Le parfum aigre de l’eau croupie lui rappelle un mauvais souvenir. Le souvenir d’un temps où il fallait des tickets pour le manger. Jacqueline nettoie bien le vase, plusieurs fois, avec du produit, jusqu’à ce que toutes les traces disparaissent.
Puis elle descend dans son jardin. Descendre, une expédition à son âge, marche après marche. Pour remonter, il faudra encore plus de temps. Jacqueline n’a pas de souci avec le temps. Il y a longtemps qu’elle vit seule.
Quand on lui a annoncé qu’il ne fallait plus sortir, elle s’est inquiétée. Aurait-elle le droit d’aller dans son jardin? On lui a dit oui. Elle a alors pensé à son amie de Scrabble, Odette, qui n’a pas de jardin, et dont l’appartement donne sur les murs de l’usine de chaussures. Désormais Odette ne peut même plus se distraire en regardant passer les ouvriers. Jacqueline lui a proposé de jouer au Scrabble par téléphone mais Odette, qui a son petit caractère, lui a dit qu’elle en profiterait pour tricher.
Le jardin explose de couleurs, primevères, narcisses, tulipes, jacinthes… Au poirier et au cerisier les fleurs sont prêtes à sortir. Léon le bourdon, Jacqueline appelle tous les bourdons Léon, est déjà là.
Regarder pousser les fleurs, voilà le bonheur de Jacqueline. Elle peut regarder encore. Jamais la nature n’avait semblé aussi belle.
Le silence règne autour du jardin clos, on entend les mouches et les oiseaux.  Ces événements ont du bon se dit-elle. Événement, c’est le mot qu’utilisait son mari, et bien d’autres, mort dans une guerre dont on taisait le nom. Oh, aujourd’hui il ne s’agit pas de guerre. Aucune bombe ne tombe, on lui apporte ses courses, le téléphone n’a jamais autant sonné, et pas pour de la publicité, on prend de ses nouvelles, elle ne pensait pas connaître autant de monde. La seule chose commune avec la guerre, c’est que certains sauront en tirer profit, Jacqueline ne se fait guère d’illusion sur la nature humaine. Elle dit événement car elle sent bien qu’il se passe quelque chose qui nous dépasse.
Devant un narcisse ébouriffé, Jacqueline sourit passant la main sur sa mise plis défraichie.
Si ça dure toute cette histoire, voilà quelqu’un qui va lui manquer, Nadége, sa coiffeuse qui lui masse délicatement le crâne pendant le shampoing, qui lui raconte tous les potins du quartier en la coiffant.
Jacqueline va chercher un sécateur dans la cabane. Cueillir quelques tulipes pour orner la table du salon, quelques fleurs à regarder quand il pleut. Puis elle se ravise. Non, laissons les en terre, se dit-elle, leur vie est déjà brève au jardin, maintenant je descendrai même quand ça mouille, tant que j’ai des jambes, et pas le Corona.


2 commentaires:

  1. Odette, Jacqueline, la coiffeuse, une même obstination, comme l'impression de les connaître de toujours

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