Miniatures éphémères
(Hendaye, 27 février, 12h 05)
L’île mystérieuse
(Hommage à Jules Vernes)
Une lune
(Hendaye, 11 janvier 2020)
C’était une bergère qui vivait sur les pentes de la Rhune.
Enceinte de quelques mois, à la première échographie le médecin découvrit avec stupeur une lune dans son ventre, une lune pleine, parfaite, on distinguait la Mer des Pluies, l’Océan des Tempêtes, la Mer de la Sérénité, la Mer de la Connaissance, le Golfe de l’Amour, le Cratère de Copernic, celui de Tycho, d’Erathostène ou de Ptolémé, tout y était. La bergère n’eut pas l’air étonnée. Sa seule inquiétude était à terme la taille de son enfant. On ne sut jamais qui était le père.
Inlassablement
(Hendaye, 22 février, 18h 05)
Inlassablement je photographie le même paysage.
Inlassablement je m’émerveille devant ces couleurs si diverses d’une saison à l’autre.
Inlassablement j’écris des mots d’amour à celle qui m’accompagne depuis si longtemps.
Ce soir là la lumière était du bleu de ses yeux.
Il y avait sur le sable quelques flaques de ciel pour retarder la nuit.
Les derniers promeneurs se hâtaient de rentrer avant le couvre feu.
Un enfant, une paille enfilée dans le nez, regardait sa mère en colère: Test négatif! disait-il.
Quand ça va mal, les enfants inventent de nouveaux jeux, et ils les répètent inlassablement.
Je souris à cette jeune mère inquiète, je pensais à notre fille, à notre petit fils, je m’attardais,
et je sentais mon cœur battre, inlassablement.
Le grutier
(Hendaye, 19h 55)
Ce soir, je ne descends pas, c’est comme ça.
À 17h 30 la sirène du chantier sonne. En bas on ôte les casques, on range les outils.
Je mets la grue en girouette, mais je reste là haut.
Plus personne après 18h, c’est la consigne. Chacun chez soi quand le soleil se couche, quand la lune paraît, quand la mer et le ciel s’embrasent.
La flèche est au nord, vent du sud, offshore, le vent qui échauffe les esprits et creuse les vagues.
Je ne descends pas. Personne ne s’en aperçoit.
Je vois la mer, le ciel, les montagnes, la lune, un nuage rouge, un tout petit nuage égaré, il est immobile et pourtant le vent souffle, il ne sait plus où aller, de quoi il est fait. Laisse toi porter petit nuage, ce n’est pas toi tout seul qui décide de ton sort.
Il est bientôt 20 heures, je n’ai pas bougé, je regarde, c’est beau ce moment, quand la nuit prend sa place, cale sa tête noire sur mon épaule.
Les rues sont désertes. Une fenêtre est allumée, une femme secoue une nappe.
Ce serait mon aimée. Elle me regarderait, minuscule là-haut dans la cabine, elle me ferait un signe, elle me dirait: ne t’en fais pas, reste tant que tu veux, tu me raconteras.
La lune est haute maintenant, au trois quart pleine.
Il y a une autre grue un peu plus loin, un autre chantier. Peut-être le grutier n’est-il lui aussi pas descendu. Et si aucun grutier ne voulait désormais redescendre. Nous serions les vigies de ce monde tremblant.
Jusqu’à ce qu’une tempête trop violente abatte nos tours de fer.
La lune toujours plus haute et maintenant les étoiles. Je m’endors en pensant à l’atterrissage de Persévérance sur Mars.
Destinations
(Le Tréport, Seine-Maritime, 30 septembre 2020)
C’est un livre âpre, minéral, sombre. La lumière, rare, est celle des lampes à huile de baleine, nauséabonde. On y raconte l’émancipation de femmes qui ont vu la tempête emporter leurs maris, l’arrivée d’un chasseur de sorcières, l’amour entre la femme de celui-ci et l’une de celles de ce village de pêcheurs à l’extrême nord de la Norvège. Les Graciées de Kirian Millwood Hargrave.
Un livre où le paysage est indissociable de l’intimité des personnages. En refermant le livre, on veut aller voir, on veut aller sur les lieux du drame, où les hommes se sont noyés, où le sang a coulé, où des innocentes ont été brûlées, où l’amour ne survit que dans l’au-delà. C’est à Vardø, loin, au nord. L’histoire s’inspire des chasses aux sorcières qui ont eu lieu au 17 ième siècle sur ces terres sous emprise religieuse. L’artiste Louise Bourgeois et l’architecte Peter Zumthor y ont édifié un monument commémorant ces procès et exécutions. On veut aller voir ce paysage qui porte l’emprunte de notre part la plus sombre.
Ce sera une destination pour un prochain voyage.
Ce n’est pas la première fois qu’un livre me provoque à ce point le désir d’aller voir, en vrai. Ce qui provoque ce désir c’est la relation intime au paysage, la symbiose entre paysage extérieur et paysage intérieur.
Le Livre de Yaak de Rick Bass, magnifique plaidoyer pour sauver la vallée de Yaak des exploitants forestiers et miniers, une vallée au cœur de laquelle vit l’écrivain, avec laquelle il fait corps, m’avait déclenché le même désir.
J’irai un jour dans cette vallée du Montana. C’est dit, c’est écrit, il le faudra donc. Ne tardons pas trop.
J’irai éprouver ces paysages.
Quelques bribes de lumière
(Marnes-la-Coquette, 11 février, 11h 05)
La nuit avance, je n’ai toujours rien écrit.
Quelques bribes ici et là, quelques bribes de lumière.
Une petite fille qui veut marcher sur la glace pour ramasser le soleil.
Elle voudrait tant recoller les morceaux, tandis que son père lui dit que la glace est trop fragile.
La même petite fille trente ans plus tard qui donne la tétée à un petit soleil tout entier,
et son père qui cherche des mots pour dire combien c’est beau.
La Gorgone, une autre histoire
(Forêt de Rambouillet, 13 février, 14h)
Les yeux de la Gorgone ont perdu leur pouvoir. Figés par le froid, pris à leur propre jeu, ils se sont brisés en mille éclats dispersés dans les fougères. Le monstre s’en va aveugle et rampant au fond des bois là où il fait si sombre que la nuit précède le soleil couchant. Il attendra le dégel pour s’enfouir sous la terre, creusant frénétiquement de ses dizaines de membres crochus jusqu’à disparaître dans l’humus noir. Il s’y décomposera lentement pour donner naissance à des milliers d’insectes qui jailliront à l’été de l’obscurité grouillante.
Loupe, Broussin?
Quelle est cette énorme boule de bois?
Un faune se serait-il frotté contre l’écorce de ce chêne,
l’inondant d’excès de foutre jusqu’à l’engrosser?
J’ai relevé des traces de bouc dans la neige.
Quelque chose battait à l’intérieur du bois.
Je reviendrai au printemps assister à la naissance du monstre,
bouc, homme et arbre.
Les vieux indiens II*
(Marnes-la-Coquette, 10h 40)
Les vieux indiens sont revenus au bord de la rivière.
La barque est prise dans la glace, le ciel est à sa place.
Vol au Vent et Genoux Écorchés resteront à terre.
Ils ont enfilé sur leur chaussures de grosses chaussettes de laine
pour ne pas glisser sur le sentier verglacé.
Ils sont revenus pour entendre craquer la neige et la glace.
Le pas de Vol au vent est lourd, l’emprunte profonde, le son sec.
Genoux écorchés fait à peine crisser la neige, la glace résiste.
Ils vont côte à côte, passent le pont, s’enfoncent dans le bois.
Parfois, l’un des deux s’arrête, écoute l’autre marcher.
Ainsi vont-il dans le sous bois blanchi écoutant tour à tour
ce que leurs pas disent de ce qu’ils ont traversé depuis tant d’années.
* Nous avions déjà vu ces deux vieux indiens au même endroit en novembre (Billet du 27 novembre 2020)
Un parfum d'enfance
(Vaucresson, 16h 45)
Il a neigé cette nuit.
Au jardin les crocus se serrent les coudes,
les jonquilles patienteront encore un peu.
Deux brins d’herbes et un peu de terre
tracent sur la neige une signature,
comme sur une carte postale de vacances,
des pattes de mouches, deux fins traits parallèles,
on dirait la signature de mon père.
La neige a un parfum d’enfance.
À perte de vue
(Forêt de Rambouillet, 5 février, 13h 20)
À perte de vue, la joie de l’inconnu, quelques pensées sur la mort.
Jean-Claude Carrière, auteur, dramaturge et scénariste s’est éteint à 89 ans dans son sommeil. Il n’était pas malade, la vie a cessé, simplement. J’appréciais et respectais beaucoup cet homme.
En 1977 nous étions quelques jeunes comédiens qui partagions nos rêves et nos projets sur les marches du théâtre des Bouffes du Nord où nous travaillions comme ouvreurs. J.C. Carrière, fidèle complice de Peter Brook, le maître des lieux, venait parfois nous rejoindre, participait à nos discussions, nous proposa même la grange de sa maison de campagne comme lieu de répétition.
Plus tard, je le croisai à deux ou trois reprises, il était toujours simple et chaleureux, lui qui côtoyait les « plus grands ». Certains de ses livres, de ses films, m’ont accompagné.
Il s’est éteint et je n’ai pas de peine. Il s’est éteint simplement, avec élégance, laissant la joie d’une œuvre immense. J’imagine son regard brillant d’une insatiable curiosité face au dernier grand mystère. Je n’ai pas de peine mais un grand respect pour l’homme de connaissance, qui disait qu’il ne peut y avoir écriture sans question. La danse de la pensée comble la peine.
Si la mort n’était qu’un changement d’état, pas une disparition, juste un changement d’état? C’est ce que nous nous disions hier avec Cathy. Cathy a travaillé trente ans comme caissière au cinéma Saint-André des Arts. Elle accueillait les gens à la frontière entre l’extérieur et l’intérieur, je ne sais d’ailleurs pas quoi du dehors ou de la salle obscure était vraiment l’extérieur. Cathy a sans doute vendu un jour des tickets pour un film de Bunuel, scénarisé par J.C. Carrière.
Le compagnon de Cathy, José, s’est éteint au printemps dernier. Cathy et José sont de très vieux amis, nous avions fait un film avec José dans les années 80. Nous imaginions faire une suite de ce film trente ans plus tard, le même personnage trente ans plus tard. José était lui aussi d’une insatiable curiosité, touche à tout, musicien, cinéaste, utilisant avec gourmandise toutes les nouvelles technologies à sa disposition. Sa mort nous a beaucoup peinés, d’autant plus que nous étions en pleine pandémie, éloignés les uns des autres.
Hier, nous voyions Cathy pour la première fois depuis la disparition de José. La journée fut très joyeuse, c’était si bon de se retrouver. Nous avions cette sensation, très concrète, que José était avec nous, il n’avait pas disparu, il était là quelque part, ailleurs, mais pas loin, dans un autre état…
Est ce cette question que je pose régulièrement au bout de ces routes fascinantes qui se perdent au lointain?
La question elle même est source de vie. À perte de vue.
Une botte sur une branche
(Forêt de Rambouillet, 5 février, 12h 20)
Une botte sur une branche. La semelle est en bon état, le cuir épais coloré par l’humidité.
Une botte sur une branche en dehors des sentiers. Un repère, pour ne pas se perdre?
Des traces dans la terre grasse y mènent, deux pieds bottés.
Puis ce n’est plus qu’un pied, jusqu’au prochain bosquet. Un pied botté, seul, un pied droit. Plus de pied gauche, même nu. Cloche pied.
Et voici l’autre botte, sur une branche de pin cette fois, le pied droit sur la branche d’un jeune pin.
Dans la terre des traces de mains gantées, deux mains qui marchent comme deux pieds.
Jusqu’à une marre d’eau verte. À l’extrémité d’un roseau, un gant, un gant de cuir brun taché de terre, la main gauche.
Puis une main gantée reprend seule la piste, une main droite sautillante. Cloche main.
Et l’on retrouve le gant sur une pierre moussue, le gant droit d’une paire tachée de terre.
Voilà qu’apparaît la trace d’une tête chapeautée, les plis du chapeau écrasé imprimés dans la terre, un cercle de pas en pas, ni main ni pied rien que la tête.
Quel est cet homme qui avance dans le bois droit comme un i en sautant sur sa tête?
Voici maintenant le chapeau sur le bois d’un cerf immobile.
Aucune autre trace que celles du cervidé.
Un air de taïga
(Forêt de Rambouillet, 12h 50)
Quand j’ai l’envie de rien j’file dans l’bois
l’hiver lui donne un air de taïga
j’mets des bottes pour marcher dans les flaques
j’ai l’nez comme une girouette et l’regard en toupie
y a rien qui m’échappe la porte est grande ouverte
y a l’air qui rentre en cinémascope et dolby stéréo
j’fait mon Jivago y m’faut du sentiment et des chevaux
l’herbe est jaune entre les bouleaux
au bout d’la route y a une datcha
c’est après le pré aux ours au poteau du Barillet
faut passer la roche du Pope et la mare au Vinaigre
on m’y attend en chantant Katioucha
elle s’appelle Sophie elle a des nattes et des yeux papillons
on joue à un deux trois hibou et à saute mouton
on boit des coups Absolut vodka ou Kriek mort subite
on r’part en traineau avec l’envie de tout
on s’en va au delta de la Volga
naviguer en bras d’chemise le temps d’une vie
Une journée saupoudrée de tendresse
(Vaucresson, 16h 40)
Crocus et perce-neige, le jardin reprend des couleurs, il faut se faire minuscule pour saluer ces timides fleurs.
Et puis il y a ceci que m’a rapporté Sophie: Plusieurs fois par semaine, elle accompagne de jeunes adultes autistes et polyhandicapés hébergés dans un centre d’accueil à deux pas de chez nous. Ensembles, ils chantent, ils font de la musique, racontent des histoires ou se promènent.
Hier l’un d’eux, Tadou, un grand gaillard autiste de 1m 80 était très agité. Il courait d’un bout à l’autre des couloirs en se jetant contre les murs. Au dernier moment il met ses mains en avant, rebondit et repart comme une fusée dans l’autre sens. Il faut alors lui parler doucement, le masser avec précaution, jusqu’à ce qu’il s’apaise. Ce jour là, Sophie lui a montré une photo de son petit fils âgé d’à peine quelques jours, une photo sur le smartphone. Le nouveau né vient de téter, il a les yeux fermés, la lumière caresse sa joue, effleure sa bouche en cœur, un petit poing fermé apparaît au bout de la manche d’un pull trop grand. Sophie tenait le téléphone en racontant à Tadou qui était ce petit être. Tadou a lentement approché son visage de l’écran, très lentement, jusqu’à ce que ses lèvres touche la photo, puis, avec une grande délicatesse il a déposé un baiser sur le visage du nouveau né. À cet instant Tadou semblait aussi paisible que le bébé.
Sophie avait les larmes aux yeux.
Voilà une journée saupoudrée de tendresse.
Le chêne de l'étang de la Mer Rouge
(Étang de la Mer Rouge, Brenne, Indre, 31 janvier, 16h20)
C’est ce que m’a dit l’oiseau qui parle avec l’arbre, c’est ce que m’a dit l’oiseau qui parle avec l’eau.
Le seigneur du Bouchet en Brenne, Aimery Sénébaud, c’est lui qui de retour des croisades, après avoir été retenu prisonnier sur les bords de la Mer Rouge, donna son nom à l’étang, l’un des plus grands du pays, Aimery Sénébaud donc avait un ami, un ami cher, un frère, un bâtard dont on taisait les origines, qui avait été élevé au château, Charles de Jade, un frère qui l’avait suivi en Afrique, un ami qui s’était révélé un combattant sans merci, d’une cruauté insoutenable, d’une violence telle qu’elle avait ébranlé les fondations de leur amitié. On le crut mort à la bataille de Fariskur, en avril 1250, tandis que Aimery fut capturé avec le roi Louis.
Charles avait survécu, caché sous un empilement de cadavres. Il lui manquait quelques doigts et la moitié d’une oreille, mais il avait survécu. Aimery fut libéré contre rançon un mois plus tard avec le roi Louis. Charles ne revint en Brenne que deux ans plus tard, en février.
Quand il se présenta aux portes du château, Aimery ne voulut le reconnaître. Quand bien même c’eût été son ami, il lui aurait été impossible de renouer avec celui qu’il avait vu égorger femmes et enfants.
Charles erra quelques jours dans les bois autour du château, laissant aux ronces des lambeaux de son long manteau qui indiquaient une piste qui allait en cercles concentriques vers l’étang.
Un matin froid et brumeux, se penchant au dessus de l’eau, il fut pétrifié par le reflet de ses méfaits. Il y est encore.
C’est ce que m’ont dit les oiseaux, des oiseaux qui chantent bien tôt cette année.
C’est lui, le fameux chêne de l’étang de la Mer Rouge, Charles de Jade, un chêne dont on dit qu’il a toujours été ainsi, personne ne l’a vu arbuste aussi loin que l’on remonte dans l’histoire du pays.
Ce que l’on sait, c’est que l’on vit souvent dans ses vieux jours le seigneur du Bouchet s’entretenir avec l’arbre.
C’est ce que m’a dit l’oiseau qui parle avec l’arbre, c’est que m’a dit l’oiseau qui parle avec l’eau.
Horoscope chinois
(Étang de la Mer Rouge, Brenne, Indre, 31 janvier, 14h 40)
Nous attendons les grues cendrées sur les berges de l’étang de la Mer Rouge.
Il pleut. Ce soir nous dormirons à l’auberge du Sanglier Hirsute,
nous y dormirons comme des loirs, choyés et repus.
Dans quelques jours s’achève l’année du Rat, année pataquès, c’est si peu dire.
Viendra l’année du Buffle, buffle de métal. Que nous réserve-t-elle?
Il y a toujours un moment où la pluie cesse. Arthur Tête en Pointe le dit.