Le Grenier
(Canilhac, Lozère, 26 juillet)
C’est là haut que ça se passe, à l’abri de la lumière du jour, dans un grenier auquel on accède par un grossier escalier de bois. La troisième marche est mal fixée, elle claque au passage, elle annonce le visiteur. L’escalier est raide, il faut se tenir à la rampe, du châtaigner, le bois est noir sur le dessus. Antoine monte une fois par jour, à dix huit heures trente, après son dîner, de l’ail et une goutte d’huile d’olive sur un morceau de pain, un bol de soupe agrémentée d’un demi verre de rouge et un peu de fromage. Chaque jour il monte. Que le jour ait été beau ou maussade, revigorant ou épuisant, qu’il n’ait vu personne ou bien tant de monde que les visages se mêlent, il monte. Il sait que le jour où il n’en aura plus la force, sa fin sera proche. Depuis quelques mois, de légers vertiges l’obligent à descendre à reculons, marche après marche, accroché à la rampe. Rien de grave a dit le docteur, c’est l’oreille interne. Il a rigolé. C’est sûr qu’il avait bien remarqué qu’il avait une oreille interne, il entend tant de choses qu’il est manifestement le seul à entendre. Il n’a pas osé demander au médecin si tout le monde avait une oreille interne, si ça leur faisait la même chose. En tout cas, il monte toujours.
Il ne sait plus quand il est monté pour la première fois, peut-être vers quatorze, quinze ans, quand ça a commencé à parler du dedans.
Quand il était petit, il ne lui était pas permis de monter là haut. Trop dangereux, la seule ouverture sur l’extérieur, fermée par un panneau de bois, est au niveau du plancher. Il se contentait de regarder le volet d’en bas, du jardin, imaginant ce que recelait ce grenier interdit, des malles, de vieux vêtements du dimanche, des épées, des fusils, de grands fusils, des journaux, des chapeaux, des pots, des outils rouillés, ébréchés, un renard empaillé, un édredons mité, une bassine de zinc, des lettres ficelées, une collection de bouchons, une table bancale, un buffet sans portes ni tiroirs, des boites à trésor, des toiles d’araignées, de grosses araignées, partout. Il se voyait alors ouvrir le volet pour s’échapper, sauter et s’écrabouiller dans le potager et il oubliait le grenier pour un ou deux jours seulement. Il n’y a rien de mieux qu’interdire un grenier pour en susciter le désir d’y monter.
C’est après une altercation avec son père qu’il est monté pour la première fois. Il ne se souvient plus très bien quel âge il avait, treize, quatorze ou quinze ans, mais il se souvient parfaitement du motif. C’était au verger, il avait voulu aider son père à greffer les poiriers, il s’y était mal pris, s’était coupé. Son père l’avait traité d’incapable. Il était rentré en trombe dans la maison, l’œil noir. Sans réfléchir, il était directement monté au grenier. Il y a encore sur la rampe les traces de sang de sa main tailladée.
La porte n’était pas fermée à clef, elle n’avait jamais été fermée à clef. le père était suffisamment sûr de son autorité.
Un peu de lumière filtrait par quelques fentes dans le volet et des passages entre le mur et les solives. La pièce était vide, totalement vide. Il n’y avait que les toiles d’araignées accrochées à la charpente et une épaisse couche de poussière sur le plancher où apparaissaient parfaitement dessinées des traces d’oiseaux et de petits rongeurs.
Rien de tout ce qu’il avait imaginé pendant des années.
Antoine s’est assis au milieu du grenier, il a commencé à parler en traçant de curieux signes dans la poussière. Il a d’abord insulté son père, puis a parlé de l’école, des camarades de classe, de ses sœurs, de la voisine qui a une jolie poitrine, de tout et de rien. Au fur et à mesure qu’il parlait, il se calmait. Il a parlé jusqu’à ce qu’il sente la confiance revenir, jusqu’à ce qu’il se sente capable de regarder son père en face.
Depuis ce jour chaque jour il monte. Il remplit le grenier. Des mots, rien que des mots.Au début, ce n’était que lui qui parlait, puis très vite, alors qu’il traçait des lignes du bout du doigt dans la poussière, d’autres voix sont venues, de l’intérieur, son oreille interne sans doute, alors il parle plus bas, plus aiguë, plus grave, change le rythme, il parle jusqu’ à ce que le silence se fasse en dedans. Parfois il ne reste que quelques minutes, parfois il redescend après minuit. Chaque fois il redescend en paix.
Parfois en lisant ta prose, j'ai la sensation, voire l'intuition, qu'il y a de temps à autre matière à aller juste un peu plus loin sur le chemin d'une "nouvelle", format si chère à la littérature américaine, et celui d'aujourd'hui m'inspire cela...
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