mercredi 14 février 2018


Blue Lady


(Venise, Quartier Castello, 23 janvier)

Il n’est pas venu à Venise depuis si longtemps. Donatello avait relégué la cité des doges et ce qu’il y avait vécu au fond de sa mémoire, l’avait recouvert d’un voile blanc.
C’était en 1983, Ada tenait un vestiaire à la Fenice.  Après une représentation du ballet de Carolyn Carlson, Blue Lady, à laquelle il venait d’assister, Donatello ému aux larmes avait attendu que se vide la salle avant de se lever. Il fut l’un des derniers à récupérer son pardessus au vestiaire. Un pardessus et un chapeau noir. Déjà Donatello s’habillait ainsi, en noir, slip, chaussettes, chemise, pantalon, veste , pardessus, chapeau, tout en noir. Ada avait tendu ses effets à l’homme aux yeux rougis, tandis que celui ci la regardait fixement. Ada était une grande blonde au menton carré, les cheveux courts, un long cou, un cou fait  pour les baisers. Elle portait une robe noire, comme toutes les employées du théâtre. Donatello la regardait immobile. Elle avait quelque chose de Carolyn Carlson, en plus rude. Elle lui a demandé si ça allait, il lui a répondu en bégayant qu’il venait  de voir l’une des plus belles choses qu’il ait jamais vue et qu’il avait une terrible envie de danser. Moi aussi, a-t-elle dit, j’ai une terrible envie de danser. Ils ont ri et sont allés danser sur la place Saint-Marc. Danser, tourner en silence dans la nuit, retrouver les gestes répétitifs de Blue Lady, des gestes qui emportent, des gestes qui effacent, la joie au bout des doigts. La lune était pleine, il y avait ces deux silhouettes noires qui virevoltaient sur la pierre claire.
Ada a conduit Donatello jusqu’à son appartement de la rue Garibaldi, dans un immeuble qui fait l’angle au bout de la rue face au canal San Marco.
Donatello est resté là trois jours sans sortir. Ils s’aimaient toute la journée, le soir elle partait au théâtre, à son retour ils s’aimaient à nouveau. Jamais ni l’un ni l’autre n’avait aimé avec autant d’intensité. Une faille s’était ouverte dans leurs vies respectives, il y avaient plongé avec volupté.
Une nuit elle n’est pas rentrée. Le lendemain matin elle n’était toujours pas là, à midi non plus. À  dix-neuf heures il est allé au théâtre. Elle n’y était pas. Le lendemain non plus, ni les autres jours.
Un matin, après avoir erré toute la nuit, en revenant vers la rue Garibaldi, il a vu la police sortir un corps du canal, juste en face de l’immeuble, un corps de femme, blonde, avec une robe noire.
Atterré,  convaincu que ce ne pouvait être qu’elle, il a fait demi tour sans dire un mot. Le soir même il prenait le train pour Rome.
Là il a retrouvé ses amis, il a repris son travail, Donatello peignaient des lettres sur les enseignes publicitaires.
Il travaillait comme un forcené et le soir buvait jusqu’à ce qu’il ne tienne plus debout.
Il lui a fallu plusieurs années et d’autres amours avant d’oublier Ada, une fille dont il n’a rien connu d’autre que le goût de la peau et la beauté des gestes. Jamais il n’avait osé revenir à Venise.
Trente ans plus tard, dans un petit théâtre d’Avignon, il a vu un homme danser sur l’un des thèmes musicaux de René Aubry, un thème présent dans Blue Lady. C’était un spectacle d’après des nouvelles de Maupassant. Donatello aimait beaucoup cet auteur français qui faisait la part belle au jeu du hasard et du fantastique. Sur la musique de René Aubry, l’acteur racontait la frénésie des marins dans un bordel marseillais et dansait comme ils avaient dansé avec Ada sur la place Saint-Marc. Il sut alors qu’il pouvait revenir à Venise.
Donatello est arrivé hier. Il a pris une une chambre au Palazzetto Madona, il a choisi l’hôtel au hasard, Madonna, ça lui plaisait, c’est tout. Il s’est levé tôt, puis a marché jusqu’à la rue Garibaldi.
Rien n’a changé, même les pigeons sont les mêmes. Il s’est assis sur une bite d’amarrage sur le quai face à cette immeuble où trois jours avaient été mille ans. Il a sorti son carnet de croquis et a commencé à dessiner la belle perpective des bâtiments face au canal.
Le temps est radieux. Donatello dessine avec précision, les moindres détails, les balcons ajourés, les linteaux ornementés, les volets entrouverts, les cheminées évasées, les antennes de télévision.
Soudain il voit une femme ouvrir une fenêtre, s’avancer sur le balcon, une femme aux cheveux blancs, grande, avec un long cou, vêtue de noir.
Donatello laisse tomber son crayon…

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