Le coucher de soleil
(Hendaye, port de Sokoburu, 24 juin)
Pas un souffle sur le port de Sokoburu. Par la moindre vibration de hauban. Edmond est toujours à quai*. Deux ans déjà. La cabine est remplie de livres, les livres qu’il achetait à Héloise parce qu’il la trouvait jolie. Héloise n’est plus là, il continue d’acheter des livres ici ou là.
Le voilier n’est plus en état de naviguer, Edmond non plus. Il a basculé dans un autre monde, il sort de moins en moins. Le plus souvent il lit allongé sur sa couchette. Le léger roulis du bateau les jours de gros temps lui suffit. Déplacements, gestes et paroles sont réduits au stricte nécessaire.
C’est encore calme, la saison d’été démarre à peine. On entend juste le ronron du moteur d’une embarcation de retour au port.
Edmond a de nouveaux voisins. À tribord, un anglais sur un cotre breton, qui vit avec un cochon noir et un chiot. Le soir il les promène en laisse sur la jetée face à la mer. À l’aube Edmond est souvent réveillé par les grognements du cochon. Cela ne fait que l’éloigner davantage du grand large. À bâbord, une norvégienne sur une vedette baptisée Calice. Elle semble seule, elle aussi. Peut-être pourrait-il faire un peu plus connaissance? Il y a bien longtemps qu’il n’a pas touché une femme. Cela lui effleure à peine l’esprit, de même que l’idée d’un prochain départ. Il se replie dans sa coque, comme l’escargot qui se rétracte, les livres sont l’épiphragme qui obture la coquille. Deux ans qu’il lit sans cesse, après avoir navigué des années sans ouvrir un bouquin, ni même un journal, une revue, un guide, un programme ou un mode d’emploi. Il ignorait les mots, maintenant il ouvre un livre comme on prend la mer.
« Mon travail de la journée achevé, le soleil se couchait presque. le diner serait bientôt prêt à Pensemort.
J’étais impatient de voir Pauline et de goûter ce qu’elle avait préparé et de la voir au diner et peut-être que je la verrais aussi après. On ferait une longue promenade, peut-être près de l’aqueduc.
Ensuite on irait peut-être jusqu’à sa cabane pour la nuit ou bien l’on resterait à Pensemort ou bien on reviendrait ici, si Margaret n’enfonçait pas la porte à sa prochaine visite.
Le soleil baissait derrière les pylônes de l’usine oubliée. Ils remontaient bien au delà de tout souvenir et ils étincelaient dans le soleil couchant. »
Le coucher du soleil dans Sucre de Pastèque de Richard Brautigan, page 21, édition 10/18.
C’est à vingt et un an qu’Edmond s’est embarqué pour la première fois, une goélette avec vingt sept personnes à bord. Le capitaine avait quelques dents en moins, ça lui donnait un drôle de sourire.
Edmond aime bien Richard Brautigan. Il aurait aimé naviguer en sa compagnie. Mais peut-être celui-ci n’avait-il pas le pied marin.
Edmond pose le livre, s’étire, regarde par le hublot. La lumière décline. Il sent quelque chose bouger à l’intérieur de lui, c’est tout petit, très profond. Il se lève, se regarde dans le miroir fendu accroché au dessus du lavabo. Il est barbu, hirsute, de longs cheveux châtains, une barbe longue, quelques poils blancs. Tiens, il y a même quelques longs poils qui ont poussé sur ses sourcils, de longs poils qui rebiquent, comme pour souligner sa surprise. Sans doute l’immobilité accélère-t-elle la pousse.
il monte sur le pont. La lumière vient de s’allumer sur le Calice. Il s’étire à nouveau. L’escargot se réveille, l’épiphragme se fissure.
S’il allait voir sa voisine, lui parler de Richard Brautigan et des couchers de soleil?
Il se souvient aussi avoir lu que les escargots ne peuvent reculer, ils ne peuvent qu’avancer…ou dormir.
*Publication du 20/10/2016, « Plume »
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