vendredi 24 janvier 2020


Le bruit de la course d'une foulque macroule


(Étang de Villeneuve, Marnes-la-Coquette, 16h 30)

Blotti sous la couette Georges laisse le réveil sonner. Trois fois. Sa sonnerie ce sont des miaulements de chat.
Georges est allergique aux chats, alors ça le réveille. Trois fois, il faut bien ça.
Tiens, il n’a pas entendu les éboueurs ce matin. Sans doute sont-ils encore en grève. Il va falloir sérieusement envisager de limiter ses déchets.
Georges enfile sa robe de chambre. Une robe de chambre avec des chiens, des Snoopy, Georges n'est pas allergique aux chiens, et celui là, il l'aime bien.
Georges éternue, chaque matin Georges éternue. Il y a sûrement beaucoup d’autres choses auxquelles il est allergique. Ce matin il renoncera aux mouchoirs en papier, ce sera un début, pour les déchets. Georges sort du fond d’un tiroir un mouchoir de coton aux initiales brodées de son père.
Son père était lui aussi allergique aux chats,  et aussi aux syndicalistes. Georges a hérité de cette intolérance aux félins, par contre pour les syndicats, dès son premier emploi il a adhéré à la CGT, les pires pour son père. Ce fut un drame familial.
Georges ouvre les volets. Le jardin est blanc de givre. Georges est rassuré, on a encore des hivers. Il va falloir  racler le pare-brise de la voiture.
Georges reste longtemps sous la douche, une douche chaude qui lui détend le dos. Georges est un peu noué ces temps ci, il a décidé de reprendre le travail après deux semaines de grève, ça ne plaît pas à ses camarades.
Le téléphone sonne. C’est curieux, aussi tôt. Un coup de fil avant huit heures, c’est rarement de bonnes nouvelles.
C’est son amie Liliane. Son voisin s’est défenestré cette nuit. Sa voix tremble, elle dit le bruit du corps qui s‘écrase sur les pavés de la cour, ce bruit qui la réveille, elle dit avoir regardé dehors, n’avoir rien vu, s’être recouchée, avoir mis du temps à se rendormir, elle dit les pompiers qui frappent au petit matin, les coups violents sur la porte, au septième étage, elle dit la découverte du corps par une jeune femme  qui venait prendre son vélo, elle dit l’histoire de l’homme qui a mis fin à ses jours, son licenciement, sa lente déchéance, son isolement, les médicaments, les voisins qui s’inquiétaient, elle dit l'avoir vu la veille, il était insistant, voulait une cigarette, elle dit se sentir coupable de n’avoir rien fait, n’avoir pas vu venir le pire, elle dit comment plusieurs dans l’escalier partagent cette culpabilité, elle dit qu’il faut se serrer les coudes, elle dit encore le bruit du corps qui s’écrase, encore, elle dit….
Georges ne sait pas quoi répondre, il écoute, marmonne des banalités, dit qu’il viendra après le boulot.
Après avoir raccroché, Georges reste longtemps immobile. Il regarde dehors. l’herbe est blanche, les toits sont blancs.
Georges s’habille mécaniquement.
Il sort. Il ne va pas  gratter le pare-brise de sa voiture, il va à l’étang pas très loin de chez lui, il va à l’étang regarder les oiseaux entre les roseaux. Regarder les foulques s’envoler, ils courent sur l’eau avant de décoller, flap,flap,flap, le bruit de la foulque qui s'envole, pour chasser le bruit du corps qui s’écrase.
Georges n’ira pas travailler, il rejoindra ses camarades au piquet de grève.

2 commentaires:

  1. Très beau texte Pierre!
    Enfin, tu saisis... ce n'est pas beau qu'il faudrait écrire, beau n'est qu'un maladroit raccourci.

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