jeudi 30 mai 2024

 

Sylvestre

(Château du Ravier, Frasnay-Reugny, Nièvre, 19 mai, 9h)

Elle se tenait pied nus dans la boue près de l’abreuvoir. Une dame blanche sortie des brumes. Elle tenait haut sa robe dévoilant des jambes de porcelaine. Damoiselle de Thoury, s’est-elle présentée, née en 1750 morte en couches en 1773, je loge dans ces pierres, approchez monsieur, n’ayez pas peur, je sais qui vous êtes, écoutez mon histoire, racontez la et je serai libérée. Elle me parlait à l’oreille, sa voix était comme le vent dans les herbes, je frissonnais.


J’ai aimé à la folie, un homme à tête de cerf qui vivait dans la forêt de Vincence. L’homme au visage allongé portant ramure avait été rejeté à sa naissance, trop effrayant pour le commun des mortels. Il s’était réfugié au plus profond des bois en compagnie des bêtes. 

Un jour, partie en chasse à courre bien malgré moi avec Monseigneur de Thoury, mon père, et ses amis, je quittais cette détestable troupe pour aller me perdre loin sous les épais feuillages tenant mon cheval par la bride. C’est au bord d’un étang que je le vis, infiniment triste, penché sur l’eau luisante.

On entendait au loin sonner le cor. Il s’est redressé, m’a aperçue, a esquissé un geste de fuite, s’est ravisé et s’est approché. Aucun mot ne peut dire ce que je ressentais à cet instant, c’était un tel tumulte d’émotion, d’excitation, corps et cœur aux abois. Je l’ai serré dans mes bras, j’ai caressé son corps d’homme, j’ai caressé ses bois de cerf, doux et veloutés. Il n’avait pas de nom. Personne n’avait pris la peine de le nommer, on ne voulait pas de ce monstre. Je le nommai Sylvestre. 

Nous nous retrouvions régulièrement, je m’éloignais de la communauté des hommes, j’utilisais d’insensés stratagèmes pour détourner les chasseurs de ces bois. On voulait me marier, je me refusais à tous les prétendants et passais de plus en plus de temps en forêt. Des rumeurs commencèrent à circuler sur mon compte, on me disait diablesse. 

Puis mon ventre a grossi. Mon père craignant le scandale me fit enfermer.

J’entendais chaque nuit mon amant bramer de détresse.

L’enfant grandissait. J’avais parfois la sensation qu’il allait me percer le ventre. Lorsque j’ai perdu les eaux, un bois pointu est apparu, le reste ne pouvait suivre cette voie trop étroite, je suis morte épuisée et déchirée après des heures de travail sous le regard effaré de l’accoucheuse.

On étouffa l’accident, on jeta mon corps dans une tourbière en bas de la colline.

Racontez mon histoire monsieur, ce seront mes funérailles, je vous en serais infiniment reconnaissante.

1 commentaire: