jeudi 23 février 2017



"Suttree"


« Cher ami, maintenant qu’aux heures poudreuses et sans horloges de la ville les rues s’étirent sombres et fumantes dans le sillage des arroseuses, et maintenant que les ivrognes et les sans logis ont échoué à l’abri des murs dans des ruelles ou des terrains vagues, que les chats vont étiques et les épaules saillantes dans les sinistres environs, en ces couloirs de brique pavés ou laqués de suie où les ombres des fils électriques muent en harpe gothique les portes des caves, nul être ne marchera hormis toi. »
C’est la première phrase De Suttree de Cormac Mc Carthy. Ben à ouvert le livre à 12h05. C’était sa pause déjeuner. Ben est magasinier dans une supérette, chaque jour il regarnit les rayons et vérifie les étiquettes. C’est un boulot comme un autre, un boulot sans trop de responsabilités, un boulot facile, il n’y a pas à réfléchir, juste faire, et Ben fait vite. Après il musarde entre les rayons, il fait semblant de travailler. Souvent il s’amuse à plisser les yeux jusqu’à voir flou, alors le rayon des céréales peut devenir l’étagère d’une bibliothèque cosmopolite. Ce sont les livres que Ben aime par dessus tout. Il en a toujours un dans sa poche. Il les achète, les emprunte  ou les vole, et une fois terminés les laissent  là où il a lu la dernière phrase. Ben ne garde rien. Même ses lectures, il les oublie. Il peut lui arriver de relire un livre et de ne s’en apercevoir qu’à la fin après avoir parcouru les pages avec une sensation d’être déjà passé par ici. Ce qui compte c’est l’instant, quand la phrase se déploie, quand l’image apparait et qu’il s’y blottit. C’est tellement plus simple avec les livres. Quand ça ne va pas, il suffit de fermer le livre ou de sauter les pages. Là, il est libre, n’a rien à prouver à quiconque, il peut se taire, rire ou pleurer, personne ne dira rien. Dans les livres, il lui est tellement plus facile de trouver des frères, des sœurs, des amis, ou des fiancées. Quand il lit, c’est comme s’il hibernait, il ne bouge plus, son pouls ralentit, il n’a plus faim ni soif, il devient invisible.
Ben a ouvert Suttree à 12h05, il est 18h15, il va bientôt faire nuit. Page 299: « L’indien but le café à petites gorgées et le dévisagea de ses yeux noirs et sérieux par dessus le bord de la tasse. On m’a fichu en prison, dit-il. Quand? La semaine dernière, je sors tout juste. Pourquoi vous ont-ils ramassé? Vagabondage… »
Ben n’a pas vu passé l’aprés-midi, il ne cessera de lire que quand il n’y verra plus clair. Il se rendra compte alors qu’il n’a pas repris son travail, et que demain  il lui faudra trouver un nouveau boulot.

(Toulouse, 19 février)

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