samedi 7 juillet 2018



Sandra


(Sur la D 976 entre Orange et Roquemaure, Vaucluse et Gard) 


Rick roule peinard dans une DS décapotable bleue pétrole que Bill, un pote de Valréas, lui a prêtée.
Bill est un collectionneur de vieilles bagnoles, un mécano hors pair et joueur de banjo qui vit au milieu des vignes  dans une maison branlante, seul le hangar qui abrite les voitures désossées semble en parfait état, un bon gars avec qui Rick fait des bœufs en buvant du côte du Rhône millésimé. Ils se sont connus sur un bac qui traversait le Maroni de la Guyane vers le Surinam.
Ils ont joué ensemble dans un grand hôtel de Paramaribo, l’hôtel Krasnapolsky, Rick à la batterie, Bill au banjo et Sandra, une fille du coin, une saramaca, au piano. C’était pas une formation ordinaire, mais ça sonnait sacrément. Sandra chantait aussi, elle avait une voix grave, une voix parfumée aux pluies tropicales, une voix qui creuse son lit, une voix  de chaman qui swing sous les grands arbres.
À leur retour en métropole Rick et Bill sont restés en contact. Chaque fois que Rick descend dans le sud, ils se retrouvent. Ils improvisent dans le hangar, Rick fait sonner les jantes, les portières et les capots, tandis que Bill raconte la route en grattant son banjo.
Ils n’ont jamais revu Sandra, ni l’un, ni l’autre. Aucune nouvelle. Ils ignorent ce qu’elle est devenue. Ils ont appelé là-bas au Surinam, rien. Aucune trace. Sur internet, aucune trace non plus.
Rick roule piano dans la DS, le soleil tape, le mistral fait tanguer les cyprès.
Soudain il la voit là, sur le fauteuil jaune, le pouce levé, au bord de la route. Elle porte un short en jean et un débardeur vert pomme, l’une de ses jambes repose négligemment par dessus l’accoudoir, de longues jambes noires, son imposante coiffure afro se confond avec le vert sombre de la végétation. Sandra. Elle le regarde, elle sourit. Il est stupéfait, il s’arrête, le gravier crisse sur le bas côté. Il descend de la voiture. Elle n’est plus là. Personne. Il cherche, derrière les arbres, regarde à droite, à gauche sur la route, personne.  J’ai du rêver, se dit-il, faudra que je parle à Bill du côte du Rhône d’aujourd’hui.
Il reprend la route. Un kilomètre plus loin, la voiture qui le suivait juste avant qu’il s’arrête est encastrée dans un camion qui roulait à contre sens.
Il s’arrête à nouveau, son cœur bat à cent à l’heure, il ne bouge plus, agrippé au volant. Il réalise que les fauteuils jaunes sur le bord de la route étaient exactement les mêmes que ceux des salons de l’hôtel Krasnapolsky.

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